mardi 26 avril 2016

"Une fatalité de bonheur" - Phillipe Forest

J'étais cet enfant, élevé parmi les livres, et peut-être les préférant à la vie, convaincu qu'ils valaient mieux qu'elle puisqu'ils en livraient le sens. A la condition de savoir vraiment les lire. Comme si chaque livre constituait un rébus, une devinette et qu'il fallait donc, encore et toujours, retrouver la forme de la chose derrière la forme du mot, repérant le lien qui les lit et qui se trahit, pour l'oeil exercé, à la lettre initiale désignant l'être ou l'objet qu'elle imite.

Je découvre tout juste cette collection des éditions Grasset, Vingt-Six, qui se livre sous forme d'abécédaires littéraires, avec cette Fatalité de Bonheur qui porte décidément très bien son nom. A chaque lettre son concept, sa muse, son glas, dans l'ordre mais avec un soupçon de chaos. Philippe Forest s'appuie sur le poète Arthur Rimbaud pour philosopher sur la vie à partir de ses vers bien connus et parfois incompréhensibles (comme la vie, donc), et on finit par ne plus bien savoir si l'on parle de l'auteur ou du poète, tant il puise à la source pour alimenter son flot d'émotions. Vous aurez également le plaisir de saluer Baudelaire, Bataille, Yeats, Kierkegaard, Nietzsche, et bien d'autres.
Rimbaud écrit et publie Une saison en enfer quand même, qui donne à sa poésie son intensité la plus grande alors même qu'il la met à mort et l'humilie. (...) Ce qui conduit à penser que le processus est sans fin par lequel la poésie doit perpétuellement en passer, proclamant son insuffisance afin de mieux faire la preuve de son indispensable nécessité.
L'auteur parle beaucoup de la poésie comme d'une chose absurde, incomplète, énigmatique (trop), et prétentieuse - en même temps qu'il semble la chérir, prendre plaisir à en déchiffrer le sens même là où semblerait-il il n'y en a que pour perturber le lecteur. Si l'on sent qu'il préfère de loin la réalité rugueuse du roman biographique, de par son refus d'embellir facticement ce qu'il vit - à savoir, un deuil perpétuel - et qu'il s'entoure de dureté et d'un peu de cynisme, et si parfois c'est même assez dur à avaler, j'ai pris beaucoup de plaisir finalement à lire cet ouvrage philosophique innovant. Féminité, croyances, impossible, spiritualité, écriture, néant, individualité... Autant de choses qui, une fois embellies, en prennent un sacré coup, au nom de la réflexion, de la lucidité, de la rancune et du chaos qui fait rage en chacun de nous.
Celui qui regarde projette sur l'image hallucinée les obsessions qu'il abrite au plus profond de lui. (...) Le processus est le même pour celui qui tente de découvrir ce qu'il représente, ce qu'il signifie. A l'auteur, le lecteur prête un dessein intelligible afin que prenne forme ce qui a d'abord pour lui l'apparence abstraite et opaque de mots jetés au hasard sur une page. Plus le poème se tait, plus il fait parler celui qui le lit. Le bavardage critique est strictement proportionnel au mutisme poétique.

par Mrs.Krobb

Une fatalité de bonheur de Phillipe Forest
Essai français
Grasset, mars 2016
18 euros

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