lundi 1 mai 2017

"L'oubli" - David Foster Wallace

Mister Squishy présente une scène d'une durée assez courte, quelques heures, peut-être, à peine, dans un immeuble où se déroule une réunion de Panel de Consommateurs Cible autour d'un gâteau fourré au chocolat hypercalorique dont la mascotte est aussi le titre de la nouvelle. Ce texte est un condensé pur de statistiques, de termes techniques, ennuyeux, d'acronymes à dormir debout, montrant quelques anonymes et des personnages principaux tout aussi ennuyeux - et cette monotonie, celle du monde du marketing et celle de la société américaine moderne, probablement, n'est dissipée que par deux évènements distincts dont on ne connait pas vraiment la portée mais qui sont fort évidemment des éléments perturbateurs visant à susciter l'admiration, l'affolement ou l'intoxication. Ou comment nous sommes seulement un chiffre, une statistique, une donnée variable et dispensable dans un monde où les cookies ne sont plus que des gâteaux.

L'âme n'est pas une forge, plutôt effrayante et cauchemardesque, tout en étant relativement calme, se passe aussi sur une durée anormalement courte pour un contenu aussi dense et riche d'histoires et d'aventures - la plupart se déroulant majoritairement dans l'esprit d'un jeune enfant qui concentre son attention sur une fenêtre de classe pour s'inventer des histoires, pendant que dans ladite classe se passe un évènement traumatisant lorsque le professeur remplaçant commence à écrire des menaces de mort sur le tableau sans en être vraiment conscient. Ou comment l'esprit est décidément un drôle de système plutôt complexe et comment finalement on en a fait tout un plat mais il ne s'est pas vraiment passé grand chose si ce n'est que la machine cerveau s'enraye parfois et que la possession est quelque chose de fatalement terrifiant.

Un autre pionnier, sûrement ma nouvelle préférée, est une histoire qui se raconte de bouche à oreille autour d'un jeune enfant à l'esprit prodige, né dans un village d'une région du tiers-monde à une époque reculée, qui peut répondre à toutes les questions - absolument toutes les questions - avec précision et justesse. Monté sur un piédestal et couvert d'offrande, sa vie se résume à peu près à ne rien faire et à répondre aux questions. Jusqu'au jour où il commence, lui, à poser les questions. C'est un genre de conte qui aurait pu être, dans le fond, initiatique, et qui est tellement détourné et comporte tellement de version qu'au final c'est entre : effrayant et profond. Avec un fond de chamanisme ou de sorcellerie ou de philosophie.

Ce cher vieux néon est une histoire inventée autour d'un personnage réel, qu'aurait connu David Foster Wallace pendant ses années de scolarité, un personne à qui tout réussit, ce genre d'individu frustrant et bien lisse, qui vous fait dire : pourquoi pas moi ? Et bon, bref, au final, ce type se suicide et ça nous laisse comme deux ronds de flan. Et là, ensuite, l'auteur décide de broder autour de ce personnage et de le comprendre, de creuser dans ses aspects sombres et ses secrets, et donc. C'est sacrément une bonne histoire, même si ça finit mal.

La dernière nouvelle (mais je ne vous les ai pas toutes listées, donc j'ai un peu triché), qui s'intitule The Suffering Channel, est relativement simple dans son concept et son scénario : disons que ça tourne autour de l'art, qui est de la merde. Pas euh, en tant que jugement limité et négatif, mais disons, que ça tourne vraiment autour d'un étron comme oeuvre d'art. D'artisanat. Et que forcément, comme on peut s'y attendre, d'abord ça pose question et puis ensuite, ça termine dans les revues People - et donc on croise tout un tas de stagiaires rédactrices adjointes (ou l'inverse) qui sont tout bien apprêtées et sûrement au régime - et puis ensuite même à la télévision, sur une chaîne où il y a juste des images de gens qui souffrent.

Voilà. L'histoire du monde moderne résumée par David Foster Wallace, avec toujours autant de lucidité, d'intelligence, d'humour noir et presque pince-sans-rire, de détachement, et de "bon les gars tout ça c'est bien joli mais la vie ça ne peut pas être aussi con ?" Et disons qu'avant de vous plonger dans L'Infinie Comédie, ce serait bien de commencer par celui-ci, comme un entrainement cérébral avant explosion littéraire. Disons qu'il a une aptitude sérieuse à faire des phrases montées si subtilement en neige qu'il vous faudra beaucoup de concentration et de volonté pour ne pas vous laisser complètement happer par les moindres détails - drôles ou pétrifiants - du monde qui vous entoure, ou vous laisser impressionner par la qualité du jeu de langage, impeccable et foudroyant, dont il fait preuve.

Et c'est pour ça qu'on l'aime.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

par Mrs.Krobb

L'oubli de David Foster Wallace
Littérature américaine (traduction par Charles Recoursé)
L'Olivier, octobre 2016
23,50 euros

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