lundi 3 juillet 2017

"L'arbre du pays Toraja" - Philippe Claudel

Sur l'île de Sulawesi vivent les Toraja. L'existence de ce peuple est obsessionnellement rythmée par la mort. Lorsque l'un deux vient à mourir, l'organisation de ses funérailles occupe des semaines, des mois, parfois des années. Il convient de faire venir à la cérémonie tous les membres de la famille du défunt. Cela peut représenter des milliers de personnes dispersées sur l'ensemble de l'archipel indonésien, voire au-delà. Les faire voyager, les héberger, les nourrir incombe à ses proches. Il n'est pas rare que ceux-ci s'endettent durablement afin de pouvoir respecter la tradition.
 Le livre s'ouvre sur cette culture de la mort, sur ces arbres que l'on creuse pour y envelopper l'enfant mort afin qu'en se développant, l'arbre amène l'âme de l'enfant au ciel. Un chapitre très beau, dont j'imaginais qu'il serait le pilier du roman, mais qui n'est finalement que la clé qui ouvre la serrure d'une réflexion sur la mort récente de l'ami et producteur de Philippe Claudel, Eugène.
Sous la douche, j'ai songé à Eugène. A comment j'allais le regarder, l'embrasser. Fallait-il que je me montre soucieux d'emblée ou plutôt rassurant ? Léger ou grave ? Devais-je aborder le sujet de front ou lui laisser l'initiative ? L'eau brûlante coulait sur mes épaules. J'étais là depuis dix minutes, et je ne savais toujours pas comment j'allais procéder avec lui. Je me suis soudain senti ridicule. Qu'avais-je besoin de préparer nos retrouvailles ? Il ne s'agissait pas d'un entretien d'embauche, ni de l'oral d'un examen. Je me renais compte combien ce qu'il m'avait annoncé avait commencé à changer la donne. A quel point le fait qu'il m'ait dit être atteint d'un cancer parvenait à modifier l'appréhension que j'avais de lui, comme si, chargé désormais de cette maladie, il n'était plus tout à fait l'homme que je connaissais, mais devenait une créature en partie étrangère et avec laquelle je ne savais pas encore comment il fallait que je me comporte.
Plutôt intime, très personnel, le roman qui n'en est pas vraiment un tourne autour de cet homme, attrapé par un cancer foudroyant, qui aurait d'abord du s'en sortir et puis non. Puis il y a aussi finalement les autres personnes qui sont parties trop vite, à cause d'un chagrin d'amour, d'une mauvaise santé, d'un mauvais orage, et ces personnes qui sont mortes, de vieillesse, ou en train de. Qu'est-ce que la mort, pourquoi la craint-on tellement, pourquoi la vieillesse fait si peur et tant de mal au corps, comment la maladie se déclenche-t-elle ? Est-ce nous qui l'appelons, est-ce elle qui s'invite ?
Nous ne cessons de nous construire face à l'écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l'étendre ou de l'accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d'une tasse.
Philippe Claudel semble avoir terriblement du mal à accepter de vieillir, au fait qu'il est peut-être à un peu plus de la moitié de sa vie et que sa nouvelle amante lui renvoie une image si pure, intacte, belle, lisse et jeune. Peut-il accepter autant de perfection quand lui-même se voit comme une maison en ruine, comme un arbre déjà fracturé par le temps ? Lui qui a tant aimé les grands frissons, le voici qui doute maintenant.
L'alpinisme est une leçon rugueuse de philosophie. Mais il y a aussi dans le sentiment qui étreint celui qui arrive enfin en haut de la voie qu'il a tracée, et contemple à ses pieds le monde d'où il vient et vers lequel très vite il lui faudra redescendre, une joie qui ne comporte aucune paille, aucun défaut. Il m'a toujours semblé qu'en ces territoires, à proprement parler inhumains, pouvaient s'éprouver au plus haut degré les sentiments humains qui portent et justifient nos vies, débarrassés miraculeusement des grossières souillures dont le monde les charge.
Un fragment de biographie, un bel hommage ponctué de réflexions sur la vie, la mort, l'amour, le passé, les souvenirs, l'héritage... Agréable à lire, même si j'ai eu l'impression d'un manque (cet arbre, je l'aimais déjà, sur cette couverture, et puis il est si vite oublié). Je ne m'attendais pas à quelque chose d'aussi personnel, peut-être, je ne m'attendais pas à immiscer dans la vie intime et sexuelle, à me sentir tenir la chandelle entre deux larmes coulées sur la mort d'un ami - au fond, on pourrait dire que c'est aussi un récit sur la crise de la cinquantaine. Je ne connaissais pas Claudel, je me laisserai en tout cas tenter par la promesse de son prochain film, qui s'attarde sur la robotisation et l'intelligence artificielle au service de l'homme. Encore une réflexion sur le prix de la vie, et ce qu'on en fait.

Bonus : les premières pages ici

par Mrs.Krobb 

L'arbre du pays Toraja de Philippe Claudel
Littérature française
Stock, janvier 2016
18 euros

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