lundi 25 septembre 2017

"L'âme des horloges" - David Mitchell

C'est à cette époque-là que mes hallucinations ont commencé. J'entendais des voix. Pas des voix de fous ou qui répétaient la même chose; elles ne faisaient même pas peur, enfin, pas au début... Les gens-de-la-radio, je les appelais, parce que j'ai d'abord cru qu'il y avait une radio allumée dans la pièce d'à côté. Sauf qu'il n'y a jamais eu de radio allumée dans la pièce d'à côté. 
Le jour où sa mère ose lui mettre une gifle, Holly Sykes, 15 ans, décide de fuguer et d'aller vivre chez son copain. Une histoire banale, bien connue, celle de la jeune adolescente qui voudrait être plus autonome, qui découvre l'amour et les déceptions qu'il engendre, celle de la fille imprudente qui aurait mieux fait de réfléchir un peu plus. Mais Holly Sykes n'est pas vraiment, tout à fait, une jeune femme comme les autres. D'abord, parce qu'elle entend parfois des voix, et qu'elle voit des gens qui ne sont pas là, des gens capables de faire disparaître des vraies personnes. Comme son frère, Jacko, six ans, tellement en avance sur son âge que c'en est vraiment trop bizarre, qui disparaît le jour de son départ. Et puis tout ça n'est pas trop bien vu dans le fin fond de l'Angleterre dans les années 80.
Les petits frères de mes amis sont plutôt du genre circuits de voitures électriques, vélocross ou cartes magiques. Pourquoi le mien fait des trucs bizarres et utilise des mots comme « arpenter » et « méphistophélique » ? Dieu sait comment il survivra à Gravesend s'il est pédé. Je lui ébouriffe les cheveux. « D'accord. Je l'apprendrai par coeur, ton labyrinthe, je te le promets. »
Ensuite, il y a beaucoup d'autres personnages. Et beaucoup d'autres époques, d'autres lieux. Jusque dans les années 2043, ce qui fait une sacré trotte. Mais il y est toujours question d'Holly Sykes, et on finit quand même par se demander pourquoi. Entre temps, il y a des histoires d'argent, de littérature, de prophéties, de psychiatrie, de technologie. Et puis il y a la civilisation qui s'effondre. Et puis il y a des monastères, des passages secrets derrière des voiles invisibles, et puis il y a l'immortalité, et les gens qui sont morts et disparus et ceux qui oublient ce qui leur sont arrivé.
Tout ce que nous tenons pour acquis nous paraît normal. En 1024, aux yeux de vos ancêtres, votre vie en 2024 semblerait impossible, déconcertante, merveilleuse.
Il semblerait que David Mitchell ait des thèmes récurrents dans (presque ?) tous ses livres (chose que je vérifierai bientôt car celui-ci m'a bien mise en bouche) : la société humaine, ses dérives, son apogée et sa chute, mais aussi la décorporation, le concept de résurrection, de régénération, de réincarnation des âmes - et puis cette facilité à voyager dans le temps, à coudre des histoires comme un patchwork où l'on met du temps à apercevoir le motif d'ensemble, le paysage complet, mais qui, une fois le livre terminé, forme quelque chose de grandiose, qui vous aura tenu en haleine et vous aura (peut-être) fait réfléchir sur le monde (même si bon, comme on dit, rien de nouveau sous le soleil, finalement, c'est l'histoire avec une grande hache qui se repète).
Bien que les riches ne soient pas davantage susceptibles de naître idiots que les pauvres, une éducation bourgeoise aggrave une idiotie innée tandis qu'une enfance misérable la dilue, ne serait-ce que pour des raisons darwiniennes. 
A l'aise dans le maniement des personnages, l'auteur parvient à se glisser dans leur peau comme ils le font eux-même dans le récit, l'âme glissant d'un corps à l'autre et créant ses marques et repères, parce qu'il le faut bien. Ainsi, on y croit quand il est une jeune fille de 15 ans, mais aussi ce garçon riche et arrogant d'une vingtaine d'années, cet écrivain en déchéance misanthrope et perdu, la psychiatre américaine, etc. Chacun possède sa texture, son langage, son mode de pensée, son point de vue sur le monde, et chacun est à la fois exaspérant et attachant, ou l'inverse, et si au début ça paraît un peu fade parfois, ça en devient humainement intense au bout du compte.
« Et à en juger par la surprise de Mlle Koskov, nous avons toutes deux correspondu en nous imaginant à tort que l'autre était un homme - mon hypothèse est-elle exacte, mademoiselle Koskov ?
- Je ne puis le nier, madame Davidov, confirmai-je pendant que nous nous asseyions.
- Ne dirait-on là une de ces absurdes farces que l'on voit au théâtre ?
- Mal avisé, soupira Shiloh Davidov, que ce monde où les femmes renient leur sexe de crainte que leurs idées ne soient pas prises en considération. »
Un roman labyrinthe où l'on suit la petite lumière qui brille au loin sans trop comprendre où on met les pieds, en touchant du bout des doigts de nombreuses fresques, témoins de vies très différentes, qui n'auraient rien en commun si ce n'est d'avoir été éclairées elles-mêmes par cette petite lumière. Malgré le rythme lent imposé par ce cheminement tortueux sur plusieurs années, l'intrigue s'installe doucement, presque de façon imperceptible, puis tout à coup les noeuds se défont, et l'on entre dans une grande salle où toutes les vérités sont exposées, aussi incroyables et éblouissantes que des lustres en cristal après des décennies d'obscurité. Le fantastique se distille petit à petit dans la fragile réalité.

David Mitchell met en place une certaine mythologie, celle des Horlogers et des Anachorètes, vieille comme le monde, celle des âmes immortelles qui agissent dans l'ombre et évitent de se faire remarquer, de celles qui ont été "élues" et de celles qui recherchent le pouvoir à tout prix. Un peu à l'instar de Dark Net, L'âme des horloges raconte un peu à sa façon tout autre le combat des fils de la Lumière contre les fils des Ténèbres, sauf que ce combat n'a pas lieu dans notre réalité. Quoique l'on constatera que l'espèce humaine agit finalement de la même façon, et mène le même combat depuis la nuit des temps : celui de l'accès au pouvoir, à la richesse, celui de la domination, celui qui vise à connaître un jour l'immortalité.

L'impossible est négociable.
Le possible est malléable.

par Mrs.Krobb

L'âme des horloges de David Mitchell
Littérature anglaise (traduction par Manuel Berri)
L'Olivier, avril 2017
25 euros

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