lundi 18 décembre 2017

"Karoo" - Steve Tesich

Je n'étais plus, me rendis-je compte, un être humain, et cela faisait probablement longtemps que je n'en étais plus un. J'étais devenu, au lieu de ça, un nouvel isotope d'humanité qui n'avait pas encore été isolé ou identifié. J'étais un électron libre, dont la masse, la charge et la direction pouvaient être modifiées à tout moment par des champs aléatoires sur lesquels je n'avais aucun contrôle. J'étais l'une des balles perdues de notre époque.
Voilà qui résume bien la pensée et le personnage de Saul Karoo. Atteint de nombreuses pathologies bizarres, les deux qu'il retiendra le plus sont : sa soudaine incapacité notoire à ne plus ressentir du tout les effets de l'alcool, et son incapacité totale à être quelqu'un de sincère, à exprimer la vérité et à s'en tenir à ce qu'il s'était fixé.
Dire la vérité était une chose, mais se sentir en phase avec cette vérité après l'avoir énoncée était quelque chose qui ne semblait pas dépendre de moi. Cela m'était accordé ou refusé suivant les réactions des autres. C'était une maladie, la maladie de la vérité dont l'un des symptômes faisait que je me sentais plus à l'aise avec la vérité des autres qu'avec la mienne. Même lorsque leurs vérités étaient à l'exact opposé de la mienne.
Aussi appelé Doc, du fait de son métier qui consiste à réécrire les scénarios de films pour qu'ils soient plus bankables, Saul est un personnage relativement antipathique, cruellement égoïste et pathétiquement mou, malléable et corruptible. Rien d'étonnant à ce que son mariage ait foiré et qu'il n'ait aucun contact avec son fils adoptif.
Une certaine nostalgie pour mon mariage pourri me submerge. Ce n'est pas tant le fait de vivre avec Dianah qui me manque, que le fait d'avoir une Dianah à quitter tous les matins, cinq jours par semaine. Avoir une Dianah pour épouse rendait non seulement le départ matinal pour le bureau chaque jour plus pressant, mais s'y trouver devenait un rappel constamment plaisant du fait de ne pas être à la maison.
Rien d'étonnant non plus, donc, à ce qu'il finisse par essayer de retrouver la mère biologique de son fils pour tenter de finalement retrouver un semblant de vie de famille. Et rien d'étonnant - encore - à ce que tout ça finisse par foirer, comme le reste.
La plupart des erreurs commises à mon époque (voilà que je tournais philosophe) n'étaient pas l’œuvre d'hommes mauvais déterminés à commettre des actes mauvais. C'étaient plutôt les actes d'hommes comme moi. Des hommes avec des critères moraux et esthétiques d'un ordre supérieur - quand cela les prenait. Des hommes qui savaient distinguer le bien du mal et qui agissaient pour le bien, quand ils étaient dans cet état d'esprit. Mais des hommes qui n'avaient pas d'amarres pour maintenir ces convictions et ces critères en place. Des hommes sujets aux humeurs et aux vents changeants, condamnés à se retourner complètement quand une autre humeur, contradictoire, leur tombait dessus. Ils trouveraient toujours, ces hommes lunatiques, une façon de justifier leurs actions et d'en assumer les conséquences. La terminologie qu'ils utilisaient pour justifier leurs crimes était, pour une large part, le fondement de ce que nous appelons l'Histoire.
Cette citation résume bien la teneur du livre, son essence même, qui distille un sentiment galopant d'être toujours souillé à la lecture par l'implacable merditude de l'homme. Le personnage de Saul étant déjà un bon spécimen type de celui qu'on ne voudrait pas avoir dans sa vie, sachez que ce n'est rien par rapport à l'autre personnage principal, le Big Boss, le Diable en personne : Cromwell, réunissant tout ce qui est détestable dans les hautes figures d'Hollywood. Nous avons donc là un concentré de jet set, de mondanité, de vacances au soleil, d'un problème avec la figure du père, d'un sérieux manque d'ambition et de pathétisme global, avec pour figure de proue le mensonge et la vanité.

Bref, en gros : les femmes en prennent plein la gueule, les enfants aussi, et ceux qui écrivent les films, et ceux qui voudraient écrire des films ou jouer dedans et ceux qui n'avaient rien demandé. Et en plus ça finit mal. Mais c'est quand même vraiment bien écrit, avec pile la bonne dose d'auto-dérision, de cynisme, d'humour et de critique pour donner envie de le lire jusqu'au bout. Un côté un peu Dan Fante sur les bords. Avec une version revisitée d'Ulysse qui vaut sacrément le détour. Enfin, ça reste quand même très macho et exagéré, à vos risques et périls, donc.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4

par Mrs.Krobb

Karoo de Steve Tesich
Littérature américaine (traduction par Anne Wicke)
Points, février 2014
8,60 euros

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