mardi 17 avril 2018

"Annihilation" - Jeff Vandermeer

Il est rare que ça se passe pour moi dans ce sens, mais j'ai décidé de voir le film avant de lire le livre. Avant toute chose, il faut savoir que le film, sorti sur Netflix très récemment, adapté par Alex Garland, propose une interprétation TRÈS différente du livre - au point qu'après en avoir fini la lecture, je me demandais si le film ne faisait pas une adaptation d'un autre des romans de la Trilogie du Rempart Sud.
Quoiqu'il en soit, pour ceux qui s'intéressent aux divergences entre les deux, voici un article qui compare le livre et le film [attention : spoilers]. J'ai terriblement aimé le film, pour des raisons diverses, parce qu'il me touche sur des sujets qui résonnent beaucoup, mais aussi parce que j'ai aimé son aspect très graphique, ainsi que l'histoire remanié et le jeu des actrices. J'ai aussi énormément aimé le livre, pour des raisons tout autres, donc.
Dans ces profondeurs, je ne parvenais pas à comprendre ce que j'avais sous les yeux et aujourd'hui encore, j'ai beaucoup de difficultés à le reconstituer. À dire quels vides mon esprit est peut-être en train de combler rien que pour ôter le poids de tant d'inconnues.
L'histoire est celle-ci : un petit bout de territoire abandonné, appelé Zone X, a subi des modifications et a été placée en quarantaine. Ce qu'on sait d'elle, c'est qu'elle est en expansion, et que ceux qui y partent n'en reviennent pas, ou alors profondément transformés, voire presque morts. La douzième expédition sera composé uniquement de femmes, choisies pour leurs compétences de terrain : une linguiste, qui ne fera presque pas partie de l'équipe, une psychologue, qui dirige l'expédition et dont on apprend qu'elle a recours à l'hypnose sur les autres membres, une biologiste, héroïne principale, dont le mari a fait partie du précédent commandement, une anthropologue et une géomètre. Pas ou peu d'appareils et d'équipement, rien de hi-tech, une carte et beaucoup de rations. On croirait presque à une blague. L'élément principal de la carte, c'est un phare à l'abandon. Juste à côté, une architecture mystérieuse, une sorte de tunnel qui s'enfonce sous terre. Et, évidemment, tout se passe de façon brutale, étrange, hors du commun, et... très organique. Laissez-vous contaminer.
Il était d'une beauté qu'on ne pouvait pas comprendre davantage, et voir de la beauté dans la désolation change quelque chose en vous. La désolation tente de vous coloniser.
Le roman alterne entre présent et passé, à travers les yeux et l'histoire de la biologiste. On en apprend assez sur elle pour comprendre ses enjeux personnels à découvrir la Zone X et à se laisser absorber par elle : passionnée davantage par la nature et ses résidents que par le monde humain, c'est ce qui lui permettra de tenir bon dans cette partie hostile du monde où le végétal l'emporte sur le reste et où les animaux ont des comportements étranges, où les humains se font décimer sans autre forme de procès.
Pendant que je m'adaptais à la lumière, le Rampeur ne cessait de changer à toute vitesse, comme pour se moquer de ma capacité à le comprendre. C'était une silhouette dans une série de panneaux de verre réfractés. C'était une série de strates en forme de porche. C'était un énorme monstre genre limace entouré de satellites de créatures encore plus étranges. C'était une étoile luisante. Mes yeux ne cessaient de s'en détourner comme si un nerf optique ne suffisait pas.
L'ambiance est sombre, étouffante, misanthrope et claustrophobe. On ne peut faire confiance à rien ni personne. On ne sait trop ce qui a causé la Zone X, mais en la présence du Rampeur, il y a une tentative d'explication - ou de complication - et là commence vraiment le mystère, l'apogée de l'étrange. De ce qu'on sait de lui, c'est qu'il rédige des mots, un texte aux allures de prophétie mystique, de vision d'apocalypse, qui pourrait expliquer la Zone X tout en la rendant encore plus obscure. C'est dans ce tunnel - cette tour - que se passent vraiment les choses, et, jusqu'à la fin, le mystère demeure. On sent qu'il y a encore un pas à faire pour aller plus loin, pas qui ne sera pas fait ici. À suivre...
Là où gît le fruit étrangleur venu de la main du pécheur je ferai apparaître les semences des morts pour les partager avec les vers qui... se rassemblent dans les ténèbres et cernent le monde du pouvoir de leurs vies tandis que depuis d'autres endroits vastes et mal éclairés des formes qui ne peuvent exister se contorsionnent par impatience des quelques qui n'ont jamais vu ni été vus... Pourquoi devrais-je me reposer quand la méchanceté existe dans le monde... L'amour de Dieu brille sur quiconque comprend les limites de l'endurance, et permet le pardon... Choisi pour servir des puissances supérieures... dans l'eau noire avec le soleil brillant à minuit, ces fruits arriveront à maturité et dans l'obscurité de ce qui est doré s'ouvriront pour révéler la révélation de la douceur fatale dans la terre... les ombres de l'abîme sont comme les pétales d'une monstrueuse fleur qui éclora à l'intérieur du crâne et développera l'esprit au-delà de ce que tout homme peut supporter... mais que la pourriture se fasse sous terre, à la surface dans les champs verts, en mer ou dans l'air lui-même, tout viendra à révélation, et à délectation, dans la connaissance du fruit étrangleur et la main du pécheur se réjouira, car il n'y a ni dans l'ombre ni dans la lumière péché que les semences des morts ne puissent pardonner... Il y aura un feu qui connaît ton nom, et en présence du fruit étrangleur, sa flamme sombre s'emparera de chaque partie de toi... Il y aura dans la plantation dans les ombres une grâce et une clémence qui feront éclore de sombres fleurs, et leurs dents dévoreront et soutiendront et proclameront le passage d'une époque... Ce qui meurt connaîtra malgré tout la vie dans la mort car tout ce qui se décompose n'est pas oublié et les réanimés parcourront le monde dans une félicité de non-savoir... 
Je vais donc continuer la trilogie, mourant d'envie d'en apprendre plus sur la naissance et le destin de cette singularité, sur ce monde où végétal, animal et humain semblent se fondre pour devenir une entité modifiée. Jeff Vandermeer n'est sûrement pas un humaniste ici (peut-être plus un écologiste ?), mais je suis ravie de voir un livre avec autant de personnages féminins - même si, pour finir, c'est l'annihilation qui l'emporte. Ce que je peux dire, c'est que l'auteur arrive à installer un climat totalement particulier, un suspense grandissant qui donne envie de dépasser ses propres peurs et limites afin de découvrir la vérité. C'est de la science fiction assez originale, encore plus intrigante que les inventions de Charles Robert Wilson, qui repousse les limites de la perception et ouvre de nombreuses portes qu'il n'appartient qu'à nous d'ouvrir complètement.

Bonus : la note scientifique illustrée de Marion Montaigne (sur le film mais c'est bien quand même) + extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb
Annihilation (La trilogie du Rempart Sud - tome 1) de Jeff Vandermeer
Littérature américaine (traduction par Gilles Goulet)
Le Livre de poche, septembre 2017
7,10 euros

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