vendredi 15 juin 2018

"Aux douze vents du monde" - Ursula K. Le Guin

Dix-sept nouvelles disséminées aux douze vents du monde depuis un des piliers de la littérature de l'imaginaire, dont plusieurs ont servi de bouture à des romans par la suite. Dans ce recueil, introduit et commenté par Ursula K. Le Guin elle-même, fini par une bibliographie exhaustive (?), on voyage dix-sept fois, dans le temps, l'espace, les dimensions, la pensée... Préparez-vous à vous faire souffler !
Comment discerner la légende de la réalité sur des mondes dont tant d'années nous séparent ? - planètes sans nom que leurs habitants appellent le Monde, planètes sans histoire dont les mythes se nourrissent du passé, à telle enseigne qu'un explorateur revenant après quelques années d'absence s'aperçoit que ses actions antérieures sont devenues des postures divines. La déraison assombrit cette brèche creusée dans le temps et annihilée par nos vaisseaux aussi rapides que la lumière, et dans les ténèbres l'incertitude et la démesure poussent comme des herbes folles.
Premièrement, ce que j'ai adoré, ce sont les commentaires de l'auteure, sa vision de la science-fiction, de ses textes, de ses personnages, du monde en général... Je trouve qu'ils reflètent un des meilleurs aspects de son écriture dans ses différents romans et nouvelles : de l'intelligence, du recul, de la réflexion, de la critique et de l'auto-critique, de l'humour, et un grand amour pour la nature, un respect fondamental pour l'égalité des genres. Ça m'a donné l'impression que je pourrais juste lire ce qu'elle a à dire, même en dehors de la fiction, et ça m'a fait sentir plus proche encore de cette dame que j'admire depuis peu - paix à son âme.
Lorsqu'ils s'en furent écartés pour se retrouver dans la lumière du soleil, il lui revint d'un seul coup que cela s'appelait une forêt et qu'on les appelait des arbres. Mais de toute façon il ne parvenait pas à se rappeler si oui ou non chaque arbre avait son nom propre. Si oui, il ne s'en remémorait aucun. Peut-être ne connaissait-il pas ces arbres personnellement.
Parce qu'il est difficile de parler de chaque nouvelle séparément, et parce que j'ai eu la mauvaise idée de littéralement dévorer le livre de A à Z sans prendre la peine de m'arrêter - oups, je ne recommande pas, je dirai que ça se lit plutôt petit à petit pour bien en savourer les tenants et aboutissants et apprécier le décor -, je vais plutôt parler de celles que j'ai préférées. Mais avant ceci, disons qu'en général les nouvelles qui figurent ici ont toutes un point commun : l'exploration du et des mondes, la relation à l'autre - qu'il soit de la même espèce ou non, la nature, la peur de ce qui nous dépasse, la censure, le progrès, la mort et la solitude. Ursula K. Le Guin a une écriture très descriptive, usant d'analogies qui permet de se représenter les choses au mieux, une facilité à nous insérer dans des univers nouveaux même en quelques pages.
Rencontrer un étranger n'a rien d'évident. Même le plus grand extroverti, face au plus paisible des étrangers, ressent une certaine crainte, parfois même sans s'en rendre compte. Est-ce qu'il va me ridiculiser ruiner l'image que j'ai de moi-même m'envahir me détruire me changer ? Est-ce qu'il sera différent de moi ? Oui, il le sera. Il y a cette chose terrible : l'étrangeté de l'étranger.
La nouvelle la plus surprenante à mes yeux est Le Chêne de la Mort : elle met en scène un arbre, qui est aussi le narrateur. Un changement de perspective intéressant, audacieux, imagé, presque un petit conte pour enfants, sauf que ça finit mal.
La plus malaisante est peut-être Ceux qui partent d'Omelas, qui se base sur le principe de bouc émissaire. Bien que Plus vaste qu'un empire soit aussi très perturbante, avec son personnage autiste torturé par son empathie extrême et cette nature encore totalement sauvage qui apprend à ressentir elle aussi.
Le Champ de vision bouleverse les perceptions et questionne sur une Cité étrange découverte dans l'espace. Philip K. Dick aurait adoré.
Alors que la question de restitution de patrimoine culturel de la part des musées commence à faire débat, Le Collier de Semlé tombe à point, avec entraide et bienveillance.
Je ne cite que celles-ci mais toutes sont à la fois pertinentes, touchantes, parfois tragiques, et ouvrent des portes à la fois philosophiques, temporelles et spirituelles.
H. - Qu'est-ce que c'est, la Cité dans son ensemble ?
D. - On l'a bâtie, fabriquée... bien obligé.
H. - Qu'en sais-tu ? Comment peux-tu l'affirmer si tu ne sais pas ce qui l'a faite ? Un coquillage est-il  fabriqué » ? Si tu n'en savais rien - si tu n'avais rien sur quoi t'appuyer, aucune ressemblance à évoquer, et que tu te trouves confronté à un coquillage et un cendrier en céramique - pourrais-tu dire lequel a été « fabriqué » ? Et pour quel usage ? Qu'est-ce qu'il signifie ? Et si tu voyais un coquillage en céramique ? Ou un nid de guêpes en papier ? Ou une géode ?
Pour finir, je dirai que c'est un livre parfait pour débuter l’œuvre d'Ursula K. Le Guin, car il montre l'étendue de ses thématiques, paysages et compétences littéraires. Qu'elles soient courtes ou longues, les nouvelles se suffisent à elles-mêmes et sont parfaitement installées, et débouchent pour certaines ensuite sur les deux grands cycles de l'auteure.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6 + commentaires de l'auteure 1, 2, 3

par Mrs.Krobb

Aux douze vents du monde de Ursula K. Le Guin
Littérature américaine (traductions par J. Bailhache, P.-P. Durastanti, A. Le Bussy, L. Murail, H.-L. Planchat, J. Polanis, J.-P. Pugi, C. Saunier, N. Zimmermann)
Le Bélial', mai 2018 (original : 1975)
24 euros

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