jeudi 19 juillet 2018

"Le Monde de Sophie" - Jostein Gaarder

N'était-il pas étrange qu'elle ne sût pas qui elle était ? Et n'était-il pas injuste de ne pas pouvoir choisir son aspect extérieur ? Ça vous tombait dessus comme ça. On pouvait peut-être choisir ses amis, mais on ne s'était pas choisi soi-même. Elle n'avait même pas choisi d'être un être humain.
Le petit monde de Sophie - ce qu'elle connaît, ce qu'elle est et ce qu'elle aime - va se voir bouleversé par l'arrivée d'un philosophe qui, d'abord très mystérieux, commencera à l'initier à la philosophie. Correspondant par lettres aux début, puis acceptant finalement de la rencontrer, Alberto, figure d'homme sage, va aider Sophie à passer le cap de l'adolescence en cherchant à titiller son intelligence, sa curiosité et sa réflexion avant que, comme beaucoup d'adultes, elle cesse de se poser les bonnes questions et arrête définitivement de s'étonner du monde.
Un philosophe est donc quelqu'un qui reconnaît comprendre fort peu de choses et qui en souffre. Vu sous cet angle, il fait davantage preuve d'intelligence que ceux qui se vantent de tout connaître. La plus intelligente est celle qui sait qu'elle ne sait pas, t'ai-je déjà dit. Socrate, lui, affirma qu'il ne savait qu'une chose : qu'il ne savait rien. Retiens bien cette formule, car cet aveu est rare même chez les philosophes. C'est d'ailleurs même si dangereux de le déclarer publiquement que tu peux le payer de ta vie. Ce sont toujours ceux qui posent des questions qui sont les plus dangereux. Répondre, ce n'est pas si compromettant. Une seule question peut être plus explosive que mille réponses.
Nous avons donc là une sorte de conte de type initiatique qui tente de faire assimiler les grands concepts de la philosophie et les figures majeures qui la composèrent. Grâce à une fresque historique qui replace chaque courant de pensée dans son contexte, Jostein Gaarder permet de comprendre plus aisément comment chaque idée a influencé la suivante. Lui-même professeur de philosophie, on peut dire qu'il réussit avec brio à rendre cette connaissance facile d'accès, aisée à comprendre et surtout, fascinante. Ecrit sûrement pour de jeunes adolescent•e•s qui s'identifieront probablement à Sophie, ce livre saura toutefois convenir à ceux et celles qui voudraient se rafraîchir la mémoire et tenter la grande aventure dans les méandres de l'esprit, de la conscience, de l'être et du divin.
L'univers peut se comparer à un gros lapin qu'on sort d'un grand chapeau haut-de-forme. Les philosophes essaient de grimper le long de l'un des poils fins de la fourrure du lapin pour regarder le Grand Magicien droit dans les yeux. Y parviendront-ils un jour, on peut se poser la question. Mais si chaque philosophe grimpe sur le dos d'un autre philosophe, ils finiront par s'éloigner de plus de plus de la fourrure moelleuse du lapin, et, à mon avis, ils réussiront un jour.
Par un système audacieux de mise en abîme, l'auteur place un récit dans un récit (dans un récit ?), ce qui lui permet de faire intervenir quelques projections imaginaires, personnages de contes, mythes et concepts. L'histoire en est plus ludique, et le fait que l'héroïne principale reçoive son cours de philosophie et s'interroge sur sa substance tout en comprenant finalement qu'elle n'est qu'un personnage dans un livre... permet de comprendre un mieux certaines théories comme celle de la caverne, avancée par Platon, ou encore la pensée de Berkeley, qui - comme ce bon vieux K.Dick - remettait la réalité même en question.
« Être ou ne pas être » n'est donc pas toute la question. Il faut aussi se demander ce que nous sommes. Sommes-nous de vrais êtres humains en chair et en os ? Notre monde est-il constitué de choses réelles ou sommes-nous seulement entourés de conscience ? Car Berkeley ne se contente pas de mettre en doute la réalité matérielle, mais aussi le temps et l'espace qui selon lui n'ont absolument pas d'existence indépendante. Notre perception du temps et de l'espace est quelque chose qui n'existe que dans notre conscience.
Mais ce que je trouve vraiment très bien dans ce livre, outre le fait que j'ai adoré refaire un tour de manège philosophique et assimiler de nouvelles références et remettre les choses en perspective, c'est que Jostein Gaarder met plusieurs fois l'accent, bien souligné, sur le fait que la plupart des philosophes - retenus - sont des hommes, et que l'image des femmes a régulièrement été salie par ces mêmes philosophes.
Qu'un homme aussi intelligent qu'Aristote puisse se tromper aussi lourdement sur les rapports entre hommes et femmes est bien entendu surprenant et tout à fait regrettable. Mais cela prouve deux choses. Premièrement, Aristote ne devait pas avoir une grande expérience de la vie des femmes et des enfants ; deuxièmement, cela montre à quel point il est dangereux de laisser les hommes entièrement souverains en matière de philosophie et de science.
L'erreur de jugement d'Aristote sur les hommes et les femmes fut particulièrement désastreuse, car c'est sa conception - et non celle de Platon - qui prévalut jusqu'au Moyen Âge. L’Église hérita ainsi d'une conception de la femme qui ne reposait aucunement sur la Bible. Jésus, lui, n'était pas misogyne !
Il tente malgré tout de placer plusieurs figures féminines importantes, et surtout on note que la plupart des personnages du livre, ceux qui ne sont pas cités comme exemples pour le cours, sont des femmes, des jeunes filles - et donc presque des enfants - ainsi que des animaux, ce qui correspond assez bien à ceci :
D'abord, tous les philosophes dont tu m'as parlé jusqu'ici sont des hommes. Et les hommes vivent apparemment dans leur propre monde. Je m'intéresse davantage à la réalité, aux fleurs, aux animaux, aux enfants qui naissent et grandissent. Tes philosophes n'ont que le mot « homme » à la bouche et voilà que tu veux encore m'en présenter un qui débarque avec son traité sur la « nature humaine » ! On croirait parler d'un homme d'un certain âge, alors que la vie commence dès la grossesse et la naissance. 
Voilà donc un livre assez « culte » mais surtout presque essentiel à avoir dans une bibliothèque familiale. Agréable à lire, très bien structuré, clair et référencé, avec une écriture simple et sans fioritures, des passages presque surréalistes, un fil rouge qui relie tout et adapté à la lecture aussi bien pour les plus jeunes que pour les plus âgé•e•s. Bien plus simple à appréhender que Le Nouveau Monde de M. Tompkins qui, lui, aide à mieux comprendre le monde de la physique, je pense qu'il devrait être étudié à chaque début de cours de philosophie au lycée.
Le cerveau des hommes est ainsi fait que nous sommes assez bêtes pour ne pas le comprendre.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5
par Mrs.Krobb

Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder
Littérature norvégienne (traduction par Hélène Hervieu et Martine Laffon)
Points, mai 2002
10 euros

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