mardi 24 juillet 2018

"L'enfant de poussière" - Patrick K. Dewdney

Peut-être qu'en dépit de la pauvreté parfois abjecte dans laquelle j'avais grandi, il y avait eu aussi un contrepoids, une liberté un peu rude qui nous avait soustraits jusque-là aux rouages implacables du monde. La faim était un état remédiable, les hématomes se résorbaient vite, rien n'était systématique, ni éternel. L'espoir de jours meilleurs n'était pas une chose intangible, lorsqu'on attendait, comme nous, après de minuscules bonheurs. Et voilà que l'immuable était entré dans nos vies, sous la forme de montagnes et de routes et de mer, ces milles infinis qui nous séparaient des chaînes d'une côte étrangère dont nous ne savions que le nom. Merle ne reviendrait pas. Il m'était soudain apparu que le monde était trop grand et que ses angles pouvaient trancher d'une manière terriblement définitive. Tous mes repères s'effaçaient et, au-delà de cette frontière brisée, il n'y avait qu'un territoire sombre, un marasme fourmillant de questions sans réponses.


Entrez dans le monde de Syffe, une large communauté médiévale qui entre en guerre après une courte période de paix. Ce jeune garçon, orphelin, dont la jeunesse se coule tranquillement entre cueillette de pommes et jeux avec les amis, voit sa vie basculer le jour où il trouve un mort, le jour où il se fait prendre à voler, le jour où il découvre les aspects plutôt sombre de la réalité et de la vie des adultes. À qui se fier et comment grandir lorsqu'on a tant manqué de modèles ? L'enseignement se fera à la dure, et Syffe finira par manier aussi bien l'art de l'espionnage, de l'anatomie et de l'épée, avant même d'avoir entamé sa puberté.
Les leçons de Nahirsipal n'avaient rien de professoral : il ne m'accablait pas sous une stricte autorité, n'attendait pas de moi que je mémorise d'interminables listes et ne me punissait pas lorsque j'échouais. Le Jharraïen partait du principe que la connaissance viendrait de la pratique, et que le désir de plaire serait un bien meilleur éperon que la crainte de la baguette. Il m'encourageait à faire mes propres constats, quitte à les corriger par la suite, et je me découvris grand plaisir à passer du temps en sa compagnie.
Me voici de nouveau plongée dans la littérature fantasy - qui, rappelons-le, n'est pas spécialement mon domaine, mais avec lequel je suis en train de me rabibocher à tâtons - après être passée par le cycle de Terremer d'Ursula K. Le Guin. D'ailleurs, puisque j'en parle, une petite comparaison s'impose. Comme pour cette œuvre, j'ai trouvé un univers riche, bien défini, dont le territoire est clairement illustré (merci pour ça !), avec de nombreuses cultures, traditions, peuplades... et un tout petit peu de mythologie ici (qui sera probablement développée par la suite). Quelques créatures fantastiques, qui se montrent de façon timide également, et, bien sûr : l'apprentissage et l'initiation d'un jeune garçon.
Comme je ne lâchais pas le morceau, Uldrick finit par céder. « Tu es bien certain, Sleitling ? » me demanda-t-il pour la toute dernière fois. « Il n'y aura pas de retour en arrière. Celui qui donne sa parole doit s'y tenir. » « Oui », fis-je fermement, la mâchoire crispée et les yeux sombres. J'avais compris que ce serait dur, même si je ne pouvais pas encore imaginer à quel point. Pas encore. Pas vraiment. « Tu me détesteras », avait dit Uldrick. « Je ne serai ni tendre ni aimable. Tu voudras t'enfuir, tu voudras mourir. Tu voudras me tuer. Tu es bien certain d'avoir compris ? » Je n'en avais pas démordu. J'avais acquiescé, encore, avec fermeté. Uldrick était resté silencieux. Le pacte avait été scellé. Il avait versé l'avoine dans son bol, me l'avait tendu, et avait mangé, lui, à même le pot d'étain. Ce fut la seule occasion où je devais voir le Var ainsi, presque hésitant. À s'inquiéter pour ce qu'il me restait encore d'enfance, à questionner mes certitudes immatures. Cela dura le temps d'un repas.
Parlons donc de ce garçon, que l'on rencontre à huit ans et que l'on quitte à treize. C'est plutôt rare pour de la littérature qui sort du cadre jeunesse de retrouver des personnages si jeunes, pendant tout un livre. La plume de Patrick K. Dewdney ne fait à aucun moment ressortir une once de naïveté ou d'immaturité que l'on retrouve souvent dans la bouche des plus jeunes (mis à part dans quelques dialogues, souvent relativement courts). Par trois fois, il tremblera pour sa vie, et par trois mentors différents, il apprendra à en sortir grandi. Les personnages qui l'entourent, souvent tous des figures de pères ou de professeurs, sont tout en nuance de bien et de mal, de sagesse et de superstitions, de savoirs et de croyances, de préservation de la vie ou de distribution de la mort.
« Ul est le gardien, celui qui maintient. Ker est l'agitateur, celui du mouvement. Et Ma, la créatrice, est celle qui fait. Les trois s'interpénètrent et s'influencent, et ainsi sont-ils neuf. À tout ce que nous faisons, l'un des neuf est associé. À Jharra, lorsque nous dressons une tour, nous faisons monter une prière à Ma'Ul, afin que ce que nous bâtissons puisse traverser les âges sans s'effondrer. Lorsque j'aide une femme à enfanter, c'est à Ker'Ma que je m'adresse pour que les contractions de la matrice délivrent une nouvelle vie. Les dieux sont présents dans tous nos gestes, et tant que tu ne comprendras pas cela, Sempa, mes leçons ne te seront d'aucune utilité. Car ce sont les Neuf qui habitent mes mots et qui ont fait don de la parole aux hommes. »
Ce que je regrette, c'est ce qui, je pense, sera introduit progressivement dans les tomes suivants de la saga - ce n'est donc pas à prendre forcément pour un manque. Le monde riche et varié que présente l'auteur est finalement très peu décrit et approfondi ici, et je pense qu'on le découvre un peu en même temps que Syffe, qui forcément n'en comprend pas tous les enjeux étant enfant. Les quelques introductions de chapitre qui servent à poser le contexte ne fournissent pas assez de détails pour poser un décor qui semble immensément politique. Il en va de même pour les clans, tribus et peuples que l'on croise et qui semblent avoir chacun une histoire marquée et intéressante pour comprendre les guerres qui se jouent. On sent poindre déjà les différences, les préjugés, le racisme, mais on n'en sait pas beaucoup plus, si ce n'est que ça ressemble assez à ce qui se joue ici même. Et enfin, la présence de femmes, jeunes ou âgées, qui semblent ici être un prétexte aux émois du jeune garçon plutôt que d'être des personnages clé ou menant leur propre vie (bien qu'elles ne soient pas décrites non plus comme des personnes dénuées de personnalité, elles sont juste souvent hors cadre). En revanche, j'apprécie de voir des personnages ouvertement homosexuels, bien qu'ils soient aussi assez peu présents.
« Si tu étais ma femme, je n'aurais aucun ordre à te donner », gronda-t-il avec mépris. « Il n'y a qu'un geddesleffe pour penser qu'une femme doit être possédée. Ou que son con doit être acheté. Tu n'es pas ma femme et tu feras ce que je te dis. »
Il y a aussi tout l'aspect du rêve, dont il est assez peu question au fil des quelque 600 pages et qui pourtant prend des proportions parfois assez énormes - et les passages sont très beaux, par ailleurs. Il est clair que ça ne fait que commencer et on n'en apprend que tout à la fin, et cela n'a fait que me mettre en appétit, car c'était un des points qui m'intéressaient le plus. La frontière floue entre la réalité et ce monde onirique qui semble brouillée promet des choses riches en émotions pour le jeune Syffe.
Je crois que c'est autour de cette époque que les rêves débutèrent. Le terme rêve est insuffisant en réalité et ne dépeint que très partiellement ces fragments étranges qui venaient s'immiscer dans mon sommeil. Il s'agissait alors de pulsations, des giclées sensitives qui entrecoupaient mes songes, à peine décelables en ce début de printemps, mais qui n'allaient pas tarder à enfler comme la houle. Les contours s'esquissaient avec davantage de détails au fil des lunes, sans pour autant que cela ne me soit d'aucun secours pour cerner le phénomène. On peut habituellement décrire un rêve, si on se le rappelle. Pourtant, au réveil, malgré les souvenirs qui perduraient, je n'avais aucun mot pour qualifier ce que j'avais vécu durant la nuit. C'était comme si une entité extérieure, aux sens et à l'esprit si différents des miens que je n'avais aucun espoir de les comprendre, frappait à la porte de mes escapades oniriques et les entrecoupait des siennes. J'avais la ferme impression que cela ne tenait pas du hasard, que cela m'était destiné d'une certaine manière et, pourtant, le sens caché de ces tumultes, de ces possessions nocturnes et des sensations indescriptibles qui les accompagnaient m'échappait totalement.
En bref, comme pour le premier tome de la série de La Tour Sombre de Stephen King, il est fort possible que ce ne soit qu'un aperçu de quelque chose de bien plus grand, et qu'il soit difficile de développer toute la substance du premier coup. C'est clairement un univers prometteur et je pense que ça vaut définitivement le coup d'approfondir la lecture, mais le premier tome seul ne m'a pas non plus fait l'effet d'être une révélation immédiate. Patrick K. Dewdney a en tout cas une écriture travaillée, qui transporte d'une page à l'autre de façon fluide, et on sent réellement qu'il y a eu un grand travail derrière. Rendez-vous donc pour la suite, qui sort en septembre !

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4

par Mrs.Krobb

L'enfant de poussière de Patrick K. Dewdney
Littérature française
Au Diable Vauvert, avril 2018
23 euros

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire