jeudi 27 septembre 2018

"Le Silence du moteur" - Olivier Lebé

On part à l'aube. Père et fille, chacun au bout de son âge, descendus en nous-mêmes mais si conscients de la présence l'un de l'autre. (...)
Los Angeles ressemble à la condition de l'esprit lorsqu'il est libre, sans dehors ni dedans, sans périphérie ni centre, sans passé ni futur. Nulle part où poser sa tête.
Nous roulons sans destination réelle, uniquement pour participer de l'existence collective du freeway. C'est notre pacte, notre errance partagée, notre religion personnelle, aussi vraie qu'une autre. Contre l'hôpital, contre les médecins, contre l'enfermement, nous prenons l'autoroute. Nous voudrions rouler toujours. Nous n'en avons jamais assez. Nos itinéraires sont souvent les mêmes, peu importe. Nulle curiosité, seulement le besoin primordial de se déplacer, de tracer des figures dans l'espace, entre le désert et la mer. Romy trouve dans la monotonie de nos trajets un repos plus nécessaire à son âme qu'aucune parole, qu'aucun sommeil ; la vitesse l'arrache à l'attraction du vide, le déplacement mécanique soulève ses pensées, les projette vers l'horizon. Il faudrait ne plus s'arrêter, le temps qu'elle grandisse, qu'elle change d'âge. La route écrase le temps.
Romy, quinze ans, diagnostiquée borderline, part sur les routes avec son père, musicien au repos, pour tracer des lignes, ailleurs que sur le corps, tracer la vie, invisibles dans l'immense. C'est lui qui raconte, d'abord la France, puis les États-Unis, d'abord la rencontre avec sa femme, puis la naissance de sa fille et puis son adolescence. D'abord son impuissance, son incompréhension, sa peur des troubles de sa fille, le fatalisme, et puis l'apaisement, l'envie de comprendre, de lâcher prise, de laisser faire, laisser couler. La laisser être. Et le besoin de réinventer sa propre vie, loin des habitudes familiales, professionnelles, territoriales. Le tout de façon décousue, détachée, comme les pensées viennent en désordre lorsqu'on se met en mouvement.
Quelque chose a poussé en elle, un sentiment de menace vague. La sensation a continué à grandir, se muant insensiblement en une peur archaïque qui égare et avertit. Elle a senti le courant s'accélérer, l'entraîner dans le canal commun, dans l'effroyable étroitesse de la réalité où nous sommes censés exister, poussée dans une existence jouée pour l'essentiel, sommée d'être complice de ce qui la diminue. Elle a dépensé une énergie infinie à jouer le jeu sans en être dupe, jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus.
Un récit hors du temps, comme des vacances dans un autre monde, un lieu isolé, un peu magique, avec des personnes très diverses, toutes reliées par l'amour de son prochain, l'absence de jugement, de critique, le détachement serein, la promesse d'un meilleur. Un côté un peu hippie. Cet homme qui les unit tous, lui qui a perdu son enfant, le seul à même de rassurer le père et d'apaiser la fille.
Pour se guérir de la conviction que d'un autre dépend le bonheur, on fait comme on peut, on va voir les chutes d'Iguazù, on confie son secret à l'anfractuosité d'un mur du temps d'Angkor Vat, on roule sans fin sur les freeways de Los Angeles. Whatever works.
Je ne sais pas quelle est la part de biographie et la part de fiction, mais quoiqu'il en soit c'est un livre très intime, à fleur de peau, les émotions à vif. L'écriture est fluide, très personnelle, introspective et en demande de réponses. Avec, malgré tout, un aspect très détaché, presque irréel, voire poétique, insouciant. Qui contraste avec la peur. Une histoire presque un peu clichée, avec ce genre de road trip qu'on a l'impression d'avoir déjà vu, dans ces paysages déjà largement abordés en littérature ou ailleurs, avec des personnages presque stéréotypés, et pourtant... et pourtant, très singulière. Communautaire. Qui a beaucoup fait écho chez moi. J'avais peur d'un énième livre écrit par un parent pour raconter le combat contre le handicap de son enfant et sa volonté de le guérir, de le faire rentrer dans le moule, correspondre à ses attentes, et j'ai été sincèrement soulagée de voir que ce n'est pas le cas ici. Il y a certes des passages un peu durs, mais on retient au final surtout de la bienveillance, une volonté de bien faire, de ne pas empiéter sur, de laisser évoluer dans son espace personnel, d'être juste présent sans être écrasant. L'acceptation. Je remercie donc les éditions Allary, pour ce livre qui tombe très juste, et que j'ai pris plaisir à lire, même dans ses moments sombres, parce que je les ai compris.
Ils savent que pour faire le monde, il faut abandonner ses habitudes, sa famille, ses amis, appeler à soi des circonstances, se mettre en marche. Fendre l'espace, fendre le temps. Questionner sa tête, son sexe, son pays. Faire le choix de soi-même. Dormir par terre, faire la fête, donner son cœur.  Déjouer le récit, l'imparfait de la narration, la vie rétrospective.
Et puisqu'il est question aussi de musique, vous retrouverez en fin d'ouvrage une liste de lecture, avec entre autres : The Cure, The Doors, Neil Young, Daft Punk, Pink Floyd, Björk, David Bowie, Depeche Mode... Bref, du bon. De l'intergénérationnel.
Le sentiment de l'existence me traverse, simple comme un riff. J'ai un accès direct aux réalités invisibles. Je découvre que la musique agit sur l'écoulement du temps, le contracte, le dilate. Elle donne la sensation de son essence illimitée. Elle porte au seuil de l'infiniment fluide où l'existence individuelle se dissout, là où tout est plus vif, plus intense, plus large. Il n'y a rien de mieux. Je confonds la musique avec mon âme, comme le nouveau-né confond son existence avec celle de sa mère.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6

par Mrs.Krobb

Le Silence du moteur de Olivier Lebé
Littérature française
Allary éditions, août 2018
17,90 euros

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