lundi 21 janvier 2019

"Libère-toi Cyborg !" - ïan Larue

L'origine du cyborg est militaire, nationaliste, tout imprégnée de mâloscience, comme le reconnaît Haraway qui rappelle le contexte dans lequel elle l'a elle-même découvert : le célèbre article de Clynes et Kline qui, en 1960, s'interrogent sur le sexisme décomplexé de leur époque sur un éventuel dispositif « homme »-machine qui serait capable de survivre dans des conditions extraterrestres. Cet « organisme » cybernétique masculin, que les auteurs baptisent par contraction « cyborg », intéresse, outre la recherche spatiale, les militaires et les auteurs mâles sexistes de science-fiction qui s'en emparent et se jugent, non sans raison vu le contexte, en terrain conquis. Haraway rappelle l'existence de cyborgs féminines dans la culture populaire, liées soit à l'érotisme, soit aux expérimentations médicales : piètre contrepoint.
Nous sommes au tout début des années 80. Ridley Scott vient d'adapter le célèbre roman de Philip K. Dick sur grand écran avec Blade Runner. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, le film tourne autour des réplicants - androïdes. 1984, Donna Haraway publie le Manifeste cyborg, dont il sera question ici, et que ïan Larue, professeure de lettres, historienne de l'art, autrice de nombreux ouvrages, analyse et remet au goût du jour, tout en gardant la ligne directrice : qu'est-ce que la SF des années 70 a pu apporter au féminisme ?
La cyborg n'a pas encore eu l'honneur de rencontrer OncoMouseTM comme c'est le cas de FemaleMan©, mais elle est déjà liée au combat politique et social des minorités forcées au silence, de tou* les « subalternes » dont parle Spivak, celleux qui ne peuvent jamais placer un mot et qui ne sont de toute façon pas écouté* s'iels le font. Ces subalternes incluent les femmes qui sont, malgré leur grand nombre, une des « minorités » les plus frappantes - celle que met en évidence le féminisme « deuxième vague » qui s'est particulièrement déployé au moment de la contre-culture, dans les années 1960 et 1970. Ces subalternes incluent les personnes racisées, la seconde catégorie recoupant en partie la catégorie « femmes » - c'est tout le propos de l'intersectionnalité, de la convergence des discriminations. La question des personnes racisées fait migrer la deuxième vague de féminisme vers la troisième - portée par une réflexion sur l'étroitesse excluante du féminisme des Blanches - donc vers la théorie queer, l'intersectionnalité et le transféminisme (un féminisme pour tout le monde, porté par la réflexion trans*).
Donc, la cyborg ? Version femelle, voire non-binaire ou transgenre du Mâle-cyborg, largement vu et revu dans bien des livres et films de science-fiction, le soldat du patriarcat et des États privilégiés. ïan Larue se gausse du patriarcat et du SuperMec et fait étalage des livres cités par Haraway, écrits principalement par des femmes, qui exploraient des nouvelles façons d'aborder le futur, le genre, la sexualité, la société, le patriarcat, la spiritualité... Larue va plus loin, en imaginant que la cyborg est déjà en train de se lever et de s'insurger, de redéfinir une nouvelle vision de l'individu•e. Elle fait également honneur à toutes les femmes, oubliées de l'histoire, qui ont contribué à nous propulser vers le futur, le progrès technologiques, bref, la culture cyborg.
Abandonnez tout espoir, vous qui entrez dans le monde des filles cyborgs ! Depuis les premiers temps de l'informatique, elles assemblent, de leurs petits doigts réputés si agiles, les pièces de vos micro-processeurs après avoir manié tellement de cartes perforées que la pile en monterait peut-être d'ici jusqu'à Pluton. C'est elle, la cyborg, qui manipule en ce moment la petite centaine de vis microscopiques qui fixe votre clavier d'ordinateur portable. C'est elle qui nourrit l'homme de sa vie du moment (elle pratique une hétérosexualité sérielle, autrement dit les amants se barrent à tour de rôle en lui laissant les mômes). Elle nourrit ses enfants, les ancien•nes, tout le monde grâce à son travail dans la Silicon Valley qu'il faut appeler aujourd'hui la Chip Valley. C'est elle la cheffe de famille. Parfois, elle est terriblement jeune : dans les zones franches industrielles décrites par la journaliste canadienne Naomi Klein dans No Logo, ce sont des adolescentes qui assurent la survie de toute la famille, détail également mentionné dans le Manifeste cyborg. Tout cela n'est pas joyeux, même si quelque part le patriarcat en prend un bon coup sur le museau. Les « computer girls » qui jadis servaient de machine à calcul, d'opératrices, d'assistantes, n'ont pas aujourd'hui leurs deux mains palmées posées sur un clavier comme dans la peinture de Lynn Randolph qui représente la cyborg de Haraway.
Engagée dans un militantisme féministe inclusif, ïan Larue en appelle également à Sam Bourcier, auteur - entre autres - de Homo inc.orporated, dans un interlude en quelques pages pour célébrer le mouvement LGBTI et parler écriture inclusive. Le féminisme dont elle parle n'est donc pas le féminisme exclusif de LaFemmeBlanche. Et c'est assez chouette. Bien que si je doive noter un seul regret, c'est de n'avoir pas vu aborder plus les personnes handicapées, qui s'insèrent pourtant bien dans la lignée cyborg également.
Sont cyborgs les personnes qui travaillent à modifier leur genre, chacune dans son registre : personnes non-binaires, drag queens, drag kings, personnes transgenres ou adeptes du « body hacking » à la petite semaine (désinfectant : du whisky) que décrit Cyril Fiévet. que cette recherche de déconstruction passe souvent par le look, le vêtement, n'est pas un hasard : le vêtement, la « beauté », l'allure sont un point nodal du système social d'opposition des genres. En coiffure, la taille du « tour d'oreille » est différente selon qu'on est un homme ou une femme ! En couture, les boutons sont placés d'un côté ou de l'autre du vêtement selon le genre !
Et, bien sûr, la question de la cyborg-déesse-sorcière a toute sa place ici. La sorcière, l'indépendante, celle qui fait fuir les hommes, celle qui honore les divinités féminines, celle qui fait fi du patriarcat, celle qui délivre les femmes, celle qui soigne, connaît, comprend, décide, crée, invente, réinvente... Et la déesse, hors des normes, à la fois jeune et vieille, sage et folle, celle qui est si énorme qu'elle remplit l'Univers, celle qui n'a pas besoin de s'unifier car elle veut être tout à la fois, celle qui aime et qui fait la guerre... bref, celle qui rappelle "Thunder, perfect mind" (pour celleux qui connaissent). Un peu plus loin, d'ailleurs ïan Larue en appellera à se défaire du besoin d'unité, d'une définition unique, de la binarité, donc, de l'incitation à faire partie des standards bien normés.
La sorcière wiccane au service de la déesse, ancêtre de la cyborg ? Elle l'est sur bien des points. Comme la wiccane, la cyborg prend racine dans le peuple des femmes : femmes qui travaillent, femmes racisées, femmes « dans le circuit intégré » qui fabriquent des composants informatiques, comme l'énumère Haraway. C'est une affaire de femmes ordinaires, pas de privilégiées. La cyborg se détache, pour s'hybrider, de sa « condition naturelle » ; elle rencontre de hautes technologies avec lesquelles elle fusionne, un peu comme le Surmâle de Jarry fusionne avec la grille d'un parc (ce qui en l'occurrence est fatal tant à l'humain qu'à la grille). La jeune femme qui devient wiccane échange elle aussi une part d'elle-même avec un « autre monde », magique et puissant. Cyborg et déesse sont liées parce que, peut-être, la déesse est déjà une cyborg : un composite de meubles de bureau de secteur tertiaire et de magie, de puissance spirituelle et d'action politique, de doctrines religieuses et de romans de fantasy. Starhawk elle-même est à son image : philosophe, activiste, sorcière, autrice qui écrit aussi bien des guides pour gérer un séjour en prison après une manif que des incantations poétiques. La cyborg doit à la cheffe de file de la danse spirale son plaisir d'exister (de mener avec joie des connexions nouvelles), son insouciance hybride et son courage politique.
Je suis vraiment contente d'être tombée sur un livre comme celui-ci, que je trouve d'importance capitale, et qui soulève le problème majeur de la science-fiction qui est d'être, même encore aujourd'hui, presque 40 ans après, un genre destiné majoritairement au Mec, écrit par des Mecs, avec dedans des SuperMec. On remercie donc les autrices de SF qui ont inspiré le Manifeste Cyborg (comme Octavia Butler, Vonda McIntyre, Alice Sheldon aka James Tiptree Jr...) et celles qui ont pris la relève par la suite - et l'autrice d'avoir fourni une bibliographie de ressources importante. Je ne connaissais pas ïan Larue mais je suis bien décidée à aller faire un tour ou sept dans sa bibliographie bien fournie. Et merci encore - et encore - à la collection Sorcière des éditions Cambourakis, de fournir du contenu de qualité, inclusif et militant.
Mémento :
Inventer des contre-histoires.
Accepter l'hybridation.
Refuser d'être un tout.
Démolir la pensée binaire.
Ne pas craindre l'apocalypse.
Muter sans promesse.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

par Mrs.Krobb

Libère-toi Cyborg ! - Le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe de ïan Larue
Essai français
Cambourakis, octobre 2018
19 euros

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