lundi 18 février 2019

"La communauté" - Raphaëlle Bacqué & Ariane Chemin

Felix Mora sillonnait le royaume chérifien à la recherche de bras réputés dociles pour les Houillères du Nord, mais aussi pour l'automobile. L'envoyé spécial du patronat français promettait des salaires mirobolants, vus de ces campagnes arides. « Pas de barbes blanches, pas d'éclopés, je veux du muscle », expliquait Mora en tâtant les biceps des très jeunes hommes alignés pendant des heures sous un soleil brûlant. Le sous-off' français passait en revue les « élus », un tiers des postulants, inspectant les torses nus des jeunes Marocains immobiles face à lui, les oreilles, la bouche, la colonne vertébrale, les yeux, « et les mains, c'est important les mains... » : il les faut calleuses, des mains de travailleurs. On recueillait ensuite le nom du village d'origine pour créer de toutes pièces des patronymes à ceux qui se désignent seulement par Ben ou Abou, « fils de ». (...) Pour la date de naissance, on s'arrangeait aussi. À Trappes, la mairie le sait, des centaines d'hommes sont « présumés nés le 1er janvier », ce jour anniversaire arbitrairement attribué par l'état civil colonial à cette main-d’œuvre convoitée par les patrons.

Bienvenue à Trappes, ancienne ville de cheminots, majoritairement communiste, dans laquelle « entre 1968 et 1975, la population immigrée a progressé de 325% ». S'élèvent alors les tours, HLM, squares... Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin commencent leur récit lors de la grosse vague d'immigration à cette époque où beaucoup d'immigrés ont été démarchés dans leur pays, et sont arrivés en France, parqués dans des bidonvilles ou des cités, tous entre eux - comme pour ne surtout pas les mélanger au reste de la population "bien française de souche". Ensuite, les deux journalistes retracent l'historique jusqu'à nos jours, entre la première et la dernière génération descendant de ces immigrés venus travailler dans les usines, et la façon dont, d'un besoin d'intégration est survenu un besoin de réappropriation de ses origines
« Il y a d'abord eu les papas, exploités, logés dans les bidonvilles de Nanterre ou de Bezons, qui pensaient qu'avec un béret et une baguette ils allaient s'intégrer et s'assimiler, résume [souvent John alias Ibrahim] à ceux qui s'interrogent, puis la seconde génération, déçue par SOS Racisme. La troisième, elle, veut revenir à la spiritualité. »
Si le livre a l'avantage d'être clair et de se lire facilement, je lui trouve pourtant un défaut majeur : celui de ne pas avoir été raconté par les personnes concernées directement. Le témoignage est donc forcément biaisé, de base, puisqu'on sent clairement la distance, l'éloignement, la différence de culture. Et surtout, le livre n'apprend pas grand chose de plus que ce qu'on aurait pu apprendre en se tenant au courant des actualités de Trappes. Il y a quelque chose d'assez superficiel ici, ça donne l'impression de ne pas prendre parti, bien que le parti pris soit très clair : "une banlieue au défi de l'islam". C'est donc parti d'une bonne volonté, mais il manque clairement une approche plus approfondie. Et parlant de personnes concernées, je vous invite à aller lire cette lettre ouverte de Othman Nasrou aux deux autrices. Les habitant•e•s mis•e•s en avant sont surtout des personnages politiques de la vie, des enseignant•e•s, des personnages religieux, des commerçant•e•s et... des célébrités, telles que Jamel Debbouze, Omar Sy, Nicolas Anelka, La Fouine. Ce qui est un bon appât, un bon repère pour s'intéresser à l'histoire de la ville (d'ailleurs, ç'aurait peut-être été plus intéressant de lire leur témoignage à eux ?) mais qui n'est pas forcément hyper représentatif.
La télé tente elle aussi timidement d'ouvrir ses lucarnes aux enfants d'immigrés. Quelques mois après la guerre du Golfe, c'est Amina, une jeune chanteuse franco-tunisienne, qui a été choisie pour représenter la France lors de l'édition 1991 de l'Eurovision. Le standard de France 2 a croulé sous les insultes, mais Amina a fait le tour des émissions de variétés. La Cinq a débauché de TF1 Nagui, né dans une famille d'intellectuels égyptiens en 1961, vite devenu la star des premières parties de soirée. Tout l'été 1992, surtout, France 2 a confié son 13 heures à Rachid Arhab, un jeune journaliste né en Kabylie et qui vient d'obtenir la nationalité française.
Un autre point fait que je suis assez mitigée : on assiste depuis quelques années à une montée de l'islamophobie et je n'ai pas l'impression que le livre essaye de défaire réellement et profondément ce préjugé. Certes, on comprend les causes et les effets, certes, le livre se veut plutôt bienveillant sur la communauté de Trappes, mais on voit surtout des évènements et des personnages qui sont assez extrêmes. Est bien dénoncé le fait que la France est globalement clairement fautive dans ce qui se passe dans les communautés qu'elle a elle-même regroupées pour ne pas les mélanger avec le reste de la population (ça se retrouve d'ailleurs même à petite échelle dans les grandes villes), est bien expliqué le cheminement qui pousse les gens à se radicaliser, mais encore une fois : quel est le but du livre, si ce n'est faire passer l'islam pour un défi, un danger, quelque chose qui fait qu'on ne peut pas s'intégrer ? Bref, un livre intéressant, mais attention à prendre du recul.

Dans le cadre du Prix des lecteurs Livre de Poche 2019

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5

par Mrs.Krobb

La communauté : une banlieue au défi de l'islam de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin
Littérature française
Le Livre de Poche, janvier 2019
7,70 euros

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