mardi 12 février 2019

"L'Homme qui mit fin à l'histoire" - Ken Liu

Le professeur Evan Wei, historien sino-américain spécialisé dans le Japon classique, entend bien focaliser l'attention du monde sur les victimes de l'Unité 731 et leurs souffrances. Avec sa femme, le professeur Akemi Kirino, physicienne expérimentale nippo-américaine renommée, ils ont mis au point une technique controversée qui, selon eux, permet aux gens de voyager dans le passé et de revivre des évènements. Il doit effectuer aujourd'hui une démonstration publique en retournant en 1940, au plus fort des activités de l'Unité 731, afin de témoigner des atrocités commises par celle-ci.
Voici installé le cadre du récit, monté comme une sorte de documentaire qui retrace la genèse du projet, son expérimentation et les retombées qu'il y a eu par la suite. Plusieurs points de vue, donc, pour discuter de nombreux sujets fortement intéressants, en une histoire plutôt courte de 100 pages : le point de vue des deux personnages principaux, des détracteurs, des voyageur•ses du programme, des personnes interrogées sur le projet...
Pour vraiment voyager dans le temps, il nous faut franchir un dernier obstacle. Les particules de Bohm-Kirino permettent de recréer, en détail, les informations de tous types autour du moment de leur création : la vision, le son, les micro-ondes, l'ultrason, l'odeur de l'antiseptique et du sang, le piquant de la cordite et de la poudre au fond des narines. Mais cela représente une masse d'informations colossale, même pour une seule seconde. On n'avait aucun moyen de la stocker, sans parler de la traiter en temps réel. La quantité de données rassemblées pour quelques minutes aurait saturé tous les serveurs de Harvard. On pouvait ouvrir une porte sur le passé, mais on ne verrait rien dans le tsunami de bits qui en jaillirait.
Avec juste un poil de jargon scientifique pour permettre ce voyage dans le temps, Ken Liu installe une aura de science-fiction dans ce récit qui parle pourtant énormément de réalité et du passé. Mais, étant donné la particularité de ces particules, qui font qu'un évènement du passé ne peut être (re)vécu qu'une seule fois par un•e seul•e observateur•ice, le témoignage qui en résulte devient-il aussi de la fiction, puisque entièrement subjectif ? Quoique ce ne soit pas une problématique nouvelle ni forcément de l'ordre de la SF, sachant que toute expérience, tout récit faisant partie de l'Histoire touche forcément à l'ordre de la vie personnelle d'individus, et d'expériences, si collectives, subjectives. C'est une réflexion très intéressante que la subjectivité dans la science du passé, que Ken Liu aborde ici en profondeur.
Evan était beaucoup plus radical que la plupart des gens le pensaient. Il cherchait à libérer le passé afin d'empêcher qu'il soit ignoré, chassé de nos pensées ou mis au service du présent. Offrir à chacun le loisir d'assister à l'histoire dans son contexte et de ressentir le passé signifie que ce dernier redevient vivant, qu'il retrouve le présent. En somme, Evan a transformé la recherche historique en une forme d'écriture de mémoires. Cette sorte d'expérience émotionnelle joue un rôle crucial dans notre représentation du passé, dans nos prises de décision. La culture résulte de la raison, mais aussi d'une empathie viscérale et réelle.
Honorer les mémoires, trouver un coupable, punir, accepter, assimiler... tant de choses ici, qui se mêlent à l'horreur de la réalité historique de la période de la Seconde Guerre Mondiale qui a permis tellement d'atrocités. Attention donc aux personnes sensibles, puisqu'il sera fait récit de ce qui s'est passé à l'Unité 731, par le biais d'expérience en face à face et par le biais de témoignages ultérieurs. Entre la Chine et le Japon, c'est depuis silence radio. Théories complotistes, déni, report de la faute, négationnisme, questions de territoires, racisme... La vérité tente ici de jaillir grâce à la fiction.
Au fil de mon enfance, sitôt qu'on découvrait que j'étais japonaise, on décidait que je m'intéressais aux animes, que j'adorais le karaoké et que je riais dans mes mains en coupe. Surtout, les garçons espéraient que je réalise leurs fantasmes érotiques orientaux. Ça m'épuisait. Adolescente, je me suis révoltée, refusant de faire quoi que ce soit de « japonais », y compris de le parler à la maison. Imaginez la détresse de mes pauvres parents. 
J'ai trouvé le court roman particulièrement dur pour toute sa facette basée sur les faits réels, mais néanmoins nécessaire. Ken Liu a touché à son but. J'ai été assez épatée par ses talents de narration, par tout ce qu'il amène comme questions et réflexions, et aussi par les quelques éléments SF incorporés ici et là l'air de rien. Un récit à la fois d'une grande cruauté et d'une chaleureuse empathie, qui propose de mettre fin à l'histoire pour ne pas la laisser tomber dans l'oubli.

Bonus : extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb

L'Homme qui mit fin à l'histoire de Ken Liu
Littérature américaine (traduction par Pierre-Paul Durastanti)
Le Bélial', août 2016
8,90 euros

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