vendredi 19 avril 2019

"De bons présages" - Neil Gaiman & Terry Pratchett

On a mis en avant de nombreux phénomènes - guerres, épidémies, visites surprises du fisc - pour démontrer l'intervention secrète de Satan dans les affaires humaines. Mais à chaque réunion d'experts en démonologie, on décerne par consensus à l'autoroute périphérique M25 de Londres une place dans le peloton de tête des pièces à conviction. Leur erreur, bien entendu, est de croire cette malheureuse route maléfique simplement à cause de l'incroyable carnage et des frustrations qu'elle engendre chaque jour. En fait (peu de gens le savent, ici-bas), la M25 dessine le glyphe odégra, qui signifie dans la langue des Prêtres Noirs de l'Ancienne Mu : Salut à toi, Bête immense, dévoreuse de mondes. Les milliers d'automobilistes qui enfument quotidiennement ses replis jouent le rôle de l'eau sur un moulin à prières et meulent une brume perpétuelle à légère teneur en Mal, qui pollue l'atmosphère à des lieues à la ronde. C'était une des grandes réussites de Rampa.
Le livre s'ouvre sur une vague et courte scène qui prend place dans l'Eden original, avec Rampa et Aziraphale, les émissaires les plus vieux du Monde du Mal et du Bien. On les retrouve plus tard, à Londres, plus ou moins à notre époque (sachant que le livre a été publié en 1990). Rampa se voit confier la mission d'échanger un bébé normal contre l'Antéchrist. Sauf que l'échange de bébé... ne s'est pas tout à fait bien passé (et qu'ils s'en rendront compte, mais beaucoup plus tard). En attendant, l'Apocalypse approche. Heureusement que les prophéties d'Agnes Barge, sorcière des temps anciens menée au bûcher, regroupées dans son recueil Les Belles et Bonnes Propéthies, elles, avaient vu juste (les seules, d'ailleurs, qui avaient vu juste, et que personne n'a jamais pris le temps de lire, en dehors de sa descendance).
La collection comprenait la Bible des Injustes, ainsi dénommée à cause d'une erreur d'impression, qui lui faisait proclamer au chapitre VI de l'Épître aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas que les justes ne seront point héritiers du Royaume de Dieu ? » ; et la Bible Friponne, composée par Barker et Lucas en 1632, qui édictait, suite à l'omission d'une négation dans le septième commandement : « Vous commettrez la fornication. » Il y avait la Bible des petits enflants, la Bible Que La Lumière Fuit, la Bible des Parisiens, celle des Pieuvres d'esprit et d'autres encore. Aziraphale les possédait toutes.
L'Apocalypse n'aura jamais été aussi drôle et burlesque, autant qu'effrayante et totalement contemporaine. Un démon qui se promène dans une voiture qui transforme toutes les cassettes en best-of de Queen, un ange qui collectionne les Bibles ratées, Adam l'Antéchrist qui se passionne pour les revues New Age et transforme le Molosse de l'Enfer en gentil toutou un peu simplet, Anathème Bidulde descendante de sorcière qui tente d'arrêter l'Apocalypse en déchiffrant des prophéties qui datent d'il y a des siècles et qui décrivent sa propre vie en des termes obscurs, Newton et Shadwell chasseurs de sorcières modernes qui découpent tout article de journal concernant 3 (ou +) tétons, etc. Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse sont bien évidemment aussi de la partie, dans de nouvelles peaux 2.0, et l'on retrouve avec plaisir la MORT de Pratchett, une vraie icône. Un recueil de personnages fantasques qui donnent une histoire haute en couleur (grisaille, en fait, on est à Londres tout de même), ténèbre, lumière et divertissement. L'Apocalypse, dans les mains d'un enfant qui pensent que les Tibétains creusent des tunnels dans la Terre pour en rejoindre l'autre bout, un enfant qui fait remonter l'Atlantide, ça peut être soit très ludique, soit catastrophique.
« J'vois pas ce qu'il y a de super à créer des gens comme ils sont, et puis à s'énerver parce qu'ils se conduisent comme des gens, intervint Adam avec sévérité. Et puis, de toute façon, si vous arrêtiez de dire aux gens que tout s'arrange après leur mort, ils commenceraient peut-être à mettre leurs affaires en ordre pendant qu'ils sont encore vivants. Si c'était moi le chef, j'essaierais de faire vivre les gens plus longtemps, autant que Mathusalem. Ça serait drôlement plus intéressant. Et puis, ils commenceraient peut-être à réfléchir à ce qu'ils font à l'environnement et à l'écologie, parce qu'ils seraient toujours là dans un siècle. » 
J'avais déjà lu le livre il y a quelques années, alors que je me délectais de la bibliographie de ces deux auteurs forts appréciables dans le genre de l'imaginaire, mais j'avoue que je ne m'en souvenais plus trop - si ce n'est que j'avais adoré ? C'est donc à l'occasion de la sortie prochaine de l'adaptation en série que j'ai décidé de le relire, et, surprise : c'est encore mieux que dans mes souvenirs ! Le côté gotho-romantique et fantastique de Gaiman, avec l'humour et la décadence de Pratchett, et eux deux réunis pour le meilleur et pour le pire (rappelant dès lors les deux personnages principaux du livre), servent sur un plateau d'or une histoire ébouriffante. Les personnages sont au top, l'intrigue est tordante, et même si la fin est un peu vite pliée, comme on dit : le principal, c'est le voyage. Et en plus c'est bien traduit (il faut le préciser, sachant que c'est truffé de jeux de mots). Donc entre De bons présages (Good Omens) et American Gods, présentement sur les écrans, les Dieux et la Mythologie sont actuellement et furieusement "in" et c'est vraiment à ne pas manquer - autant dans les livres que sur les écrans.
« Ah ! Tchaïkovski, je préfère », lança Aziraphale en ouvrant un boîtier et en enfournant la cassette dans le Blaupunkt.
« Tu ne vas pas apprécier, soupira Rampa. Elle traîne dans la voiture depuis plus de quinze jours. »
Une basse profonde commença son martèlement dans la Bentley tandis que la voiture dépassait Heatrow. Le front de l'ange se plissa.
« Je ne reconnais pas ce morceau, dit-il. C'est quoi ?
- Another One Bites the Dust de Tchaïkovski », répondit Rampa, fermant les yeux pendant la traversée de Slough.
Pour tuer le temps pendant qu'ils franchissaient le moutonnement des Chilterns endormies, ils écoutèrent également We are the Champions de William Byrd et I Want to Break Free de Beethoven.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

par Mrs.Krobb

De bons présages de Neil Gaiman et Terry Pratchett
Littérature américaine (traduction par Patrick Marcel)
J'ai lu, avril 2014 (original : 1995)
7,20 euros

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