lundi 10 juin 2019

"Rosewater" - Tade Thompson

Que dire à propos de l'Ouverture ? C'est la formation d'un orifice dans le biodôme. La ville de Rosewater a la forme d'un beignet torique entourant le dôme. (...) Depuis onze ans qu'il existe, le dôme n'a pas laissé entrer un seul étranger. J'ai été la dernière personne à le traverser, et il n'y en aura plus d'autres. Par contre, Rosewater, qui a le même âge, se développe constamment. Cependant, chaque année, le biodôme s'ouvre pendant vingt à trente minutes du côté sud, dans le quartier de Kehinde. Ceux qui se trouvent dans les parages de l'ouverture sont guéris de toutes les affections physiques et de quelques maladies mentales. Pourtant, le résultat n'est pas toujours positif ; c'est un phénomène bien connu et largement étudié. Certaines reconstitutions physiques sont imparfaites, comme si le modèle était déformé.
L'histoire se déroule au Nigéria, en 2066, et remonte jusqu'en 2032, là où le personnage principal, Karoo, alors âgé de huit ans, découvre qu'il a une sorte de don particulier : c'est un réceptif. Quelques autres, rares, se trouvent dans le même cas. Capables de percevoir les pensées des gens qui les entourent, les réceptifs peuvent aussi retrouver des objets qui leur ont appartenu. C'est ainsi que Karoo se retrouve plus tard enrôlé à la fois dans une banque très moderne, mais aussi dans les services secrets, afin d'accompagner des interrogatoires. Cette réceptivité n'est pas du domaine du paranormal : il s'agit en fait de la capacité à se relier à la xénosphère, une nouvelle entité apparue en même temps... qu'un extraterrestre.
« Ici, au S45, ce que nous appelons la xénosphère, le lien psychique que vous pouvez tous exploiter, est constitué de filaments fongiques et de neurotransmetteurs extraterrestres. Cette xénoforme a été baptisée Ascomycetes xenosphericus. Elle est partout, dans tout l'environnement terrestre. Ces filaments fragiles sont trop petits pour être décelés à l'oeil nu, mais ils entretiennent de nombreux liens avec les champignons que l'on trouve naturellement sur la peau humaine. Ils sont attirés par les terminaisons nerveuses et accèdent rapidement au système nerveux central. Tous ceux qui sont liés à ce réseau de xénoformes, à cette xénosphère, lui envoient constamment et passivement des informations sans même le savoir. Il existe une banque de données globale dans l'atmosphère elle-même. Un esprit universel auquel seuls des gens comme vous peuvent accéder. »
L'auteur traite cette histoire d'extra-terrestre presque par-dessus la jambe, comme une broutille, le livre est principalement d'ordre militaire pendant un moment. On en sait peu, jusqu'à la fin du livre, comme si ce n'était qu'un prétexte (sauf que non, au contraire), et on peut comprendre son choix lorsqu'il fait dire dans le livre :  « Quand Ambroise apparaît, nous ne sommes même pas impressionnés, alors que nous savons qu'il s'agit de l'évènement le plus fabuleux dans l'histoire de la Terre. Nous avons déjà été colonisés. C'est un peu la même chose, que les envahisseurs viennent d'un autre continent ou d'une autre planète. » - sachant que Tade Thompson est d'origine nigérienne. Pour une fois, les États-Unis sont presque rayés de la carte, quasiment techniquement disparus aux yeux des autres pays.
En 2012, un extraterrestre atterrit à Londres. Il est de la taille de Hyde Park et se développe immédiatement dans le sol comme une masse informe. Le gouvernement de Sa Majesté sécurise alors toute la zone de l'autoroute M25 et il faut près d'une décennie pour stabiliser l'économie. On pense à l'époque qu'il s'agit du premier contact et les médias internationaux le considèrent ainsi jusqu'à ce que les États-Unis révèlent qu'ils pourraient détenir les preuves de trois autres atterrissages antérieurs. Cela se passe avant l'extinction de l'Amérique. Il n'y a pas de vaisseau spatial à Londres, seulement un rocher contenant une énorme créature intelligente. Il se trouve que cet extraterrestre diffuse dans toute la biosphère des macro-organismes et des micro-organismes, mais les humains ne s'en aperçoivent qu'après des dizaines d'années.
Nous suivons Karoo sur différentes chronologies - ce qui, je vous l'accorde, peut être dur à suivre, mais permet de garder du suspense dans l'intrigue et donc ne dessert pas le livre. Le développement du personnage est très intéressant, de même que certains autres qui apparaissent autour de lui : chacun•e est très en nuance, ni bon ni mauvais, avec des passés troubles, des idéaux très différents. L'autre point fort du livre, c'est cette xénosphère, cette dimension biologico-virtuelle qui permet tellement de choses. Et surtout, ce mystère qui plane à la fois autour du biodôme de Rosewater et sur cet endroit insaisissable qu'est le Lijad : « C'est plutôt un emplacement potentiel, un espace qui s'étend entre divers endroits. Comme le chat de Schrödinger, le Lijad existe dans une dimension où se superposent plusieurs probabilités inconnaissables. »
Dès que j'y réfléchis, je... comprends quelque chose. Quelque chose que j'ai décelé à propos de Molara dans la xénosphère. C'est une image, pas celle d'un Bluewing, mais d'une forme similaire. C'est mécanique, constitué d'alliages et de plastique, avec un appendice télescopique. La créature a trop de membres, seize en tout, filamenteux et constamment agités. Les ailes ne battent pas et ce papillon ne vole pas. Il plane, sans utiliser ses ailes pour se propulser. Son corps est plein de banques de mémoire et de processeurs de vérification des données. Il se branche sur un serveur afin de tester l'intégrité des informations, puis repart pour se poser sur un ordinateur adjacent. Il y a des serveurs à perte de vue, jusqu'à la ligne sombre de l'horizon. D'autres papillons s'agitent autour d'eux.
Je n'ai pas spécialement envie d'en dire plus, car puisque c'est le début d'une trilogie, toute l'histoire réelle commence à se poser uniquement à partir de la fin, une fois avoir fait le tour du passé et du présent du personnage principal. Néanmoins, j'aime beaucoup ce que propose Tade Thompson comme point d'orgue, j'aime son univers, sa façon de le décrire, les réflexions qu'il pose, sa façon d'envisager les formes de vie extraterrestre, la complexité de ses personnages et sa façon de raconter en spirale pour mieux garder en haleine jusqu'au noyau dur de l'histoire. Il y a un petit air d'Annihilation dans le thème du biodôme et de la vie très organique extraterrestre, et je peux déjà dire que je meurs d'envie de lire la suite.

Bonus : extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb

Rosewater de Tade Thompson
Littérature anglaise (traduction par Henry-Luc Planchat)
Nouveaux Millénaires, avril 2019
19 euros

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