mercredi 13 avril 2016

"Au paradis des manuscrits refusés" - Irving Finkel

Cher Monsieur,
En dépit des quarante-sept rudes années que je viens de passer dans l'édition, je ne parviens pas à comprendre comment quelqu'un peut oser écrire un manuscrit tel que celui que vous nous avez envoyé. C'est peu de dire que cela relève d'un scandaleux gâchis de papier dactylographié.
Vous êtes, monsieur, un affront vivant à tous les arbres qui poussent sur cette planète.

Pénétrez dans l'impensable Bibliothèque des Refusés, un bâtiment colossal et labyrinthique où trône l'intrônable : le manuscrit impropre à la publication. Déjà bien remplie, comme l'on peut s'en douter, elle regorge de pépites inédites, souvent accompagnées de leur(s) lettre(s) de refus. Soyez sans crainte, vous n'aurez pas à les lire, simplement à parcourir les lieux, accompagnés de ceux qui représentent les clichés les plus dignes des bibliothécaires à l'ancienne, soucieux de leur image, peu rompus aux nouvelles technologies, en conflit perpétuel avec leurs confrères des Etats-Unis. Y règne un ordre relatif - mais impeccable, à l'anglaise - et un désordre outrageux - mais remarquablement bien géré.
Certaines pistes semblent s'imposer, telles que le ratio entre les taux de sang et de sueur répandus dans la production comparée entre, disons, poésie et littérature, ou peut-être biographie et autobiographie. Ce qui m'intéresserait en particulier serait l'étude d'un lien possible entre le groupe sanguin et la production littéraire. De son côté, mon collègue a suggéré qu'il serait possible de reconstituer le régime alimentaire d'un auteur par l'analyse de sa sueur, au moyen de techniques sophistiquées récemment développées aux Etats-Unis. 
Il s'y passe des aventures délicieuses, incongrues, loufoques, qui viennent perturber l'esprit conservateur et strict, et c'est avec plaisir qu'on se plonge dans les poubelles de l'édition. C'est plutôt bien écrit (même si les premières pages m'ont un peu fait douter), parfois absurde, tinté d'un peu de snobisme et de caricature assumée. Et c'est, en tout cas, un plaisir pour tous ceux qui ont eu la chance de travailler dans le milieu du livre, car les réflexions faites ici sont tout à fait pertinentes. Mais je n'en révèlerait point trop, je vous laisse découvrir par vous-même !
C'est le sujet de mon livre pour enfants. C'est à propos d'une petite fille qui croit que l'histoire parfaite existe quelque part et qu'elle n'a jamais été proposée à un éditeur tout simplement parce que son auteur ne supporte pas l'idée qu'elle puisse tomber entre les mains du meilleur éditeur au monde de livres pour enfants et que celui-ci puisse prendre la décision désastreuse de la refuser. Alors, elle se résout à devenir ce fameux éditeur elle-même pour s'assurer que cela ne se produira jamais. Elle rencontre de multiples obstacles sur son parcours et doit à son tour rejeter d'emblée toutes sortes d'histoires merveilleuses pour que son flair soit applaudi par ses collègues et sa promotion assurée. Et au fil des années, elle étouffe de plus en plus sa véritable nature. Sa renommée et son autorité critique deviennent incontestables. Et puis, un jour, l'histoire parfaite se présente. Elle est assez mal tapée, sur du papier de piètre qualité. Elle comporte des corrections à la main. Mais l'éditrice comprend (...) que son coeur est désormais endurci par la jalousie, et elle rejette la magnifique histoire.
par Mrs.Krobb

Au paradis des manuscrits refusés de Irving Finkel
Littérature anglaise (traduction par Olivier Lebleu)
JCLattes, mars 2016 (original : 1997)
19 euros

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