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jeudi 31 mai 2018

"Canicule" - Jane Harper

Peu importe qui vous soyez, les enfants de treize mois ne font pas de bons témoins.

Une mère et son enfant retrouvés abattus chez eux, le père retrouvé plus loin dans sa voiture, la cervelle explosée. Seul le bébé a été épargné, faute de pouvoir parler. C'est ce qui fait d'abord tiquer Aaron Falk, venu assister à la cérémonie funèbre de son ami d'enfance, lorsqu'il commence à mener son enquête personnelle. Personne ne doute que la sécheresse qui dure depuis deux ans finisse par faire craquer tout le monde, à défaut de les tuer à petit feu. Seulement, ce n'est pas la première fois que le petit village de Kiewerra connaît un meurtre bizarre. Ellie Deacon, leur autre amie d'enfance, a été retrouvée noyée il y a 20 ans de ça. Et Aaron était le meilleur suspect, avant de fuir loin de là.
Aaron se surprenait fréquemment à chercher quelque chose à dire susceptible de provoquer chez Ellie plus qu'un mouvement de sourcils ou un hochement de tête. En de rares occasions, il trouvait un filon, qui faisait esquisser à la jeune fille un pâle sourire.
Il adorait ces moments-là, et notait mentalement ce qu'il venait de dire, en vue d'une analyse ultérieure. Dans l'espoir de trouver un modèle sur lequel il pourrait bâtir tout un répertoire de plaisanteries si spirituelles qu'Ellie ne pourrait s'empêcher de sourire. Jusqu'à présent, le modèle se révélait aussi aléatoire que décevant.
Nous nous retrouvons donc dans le bush australien, aussi sec, chaud et craquelé que possible, dans une ville de fermiers qui ne peuvent plus travailler, qui peinent à survivre et qui sont tous à la fois louches, méfiants, soupçonneux et à bout de nerfs. De quoi se suspecter les uns les autres et d'être soulagés dès qu'un bouc émissaire est désigné. L'unique policier de la ville et Aaron, lui-même policier financier, tentent donc de résoudre deux affaires en même temps, dans un climat lourd et sombre.
Tous partageaient le même rêve : respirer l'air pur, connaître ses voisins. Les enfants se régaleraient de bons légumes du potager, apprendraient la valeur d'une honnête journée de travail. Mais à l'arrivée, à peine le camion de déménagement disparaissait-il au loin qu'ils regardaient autour d'eux et restaient bouche bée devant l'étendue des terres à perte de vue. Car c'était d'abord cette immensité écrasante qui frappait le plus. Le fait de ne pas voir âme qui vive entre soi et l'horizon suscitait chez beaucoup une impression étrange et dérangeante.
Très vite, ils découvraient que les légumes poussaient moins vite que dans les jardinières des villes. Que la moindre petite pousse devait être choyée pour se développer sur une terre réticente, et que les voisins avaient trop à faire pour se montrer accueillants. À la campagne, il n'y avait pas d'heures de pointe, pare-chocs contre pare-chocs, mais il n'y avait pas non plus l'embarras du choix quant aux destinations possibles.
Le livre se lit vite, et l'auteure prend plaisir à mener en bateau autant que possible en dépeignant une poignée de personnages tous aussi coupables à leur façon. Difficile de ne pas suspecter tour à tour chaque nouvelle tête qui se présente, et pourtant l'auteure finit bien par réussir à surprendre. Les éléments sont amenés petit à petit, par des flash back ou des témoignages, des révélations soudaines, et le passé se retrouve emmêlé au présent de façon inexorable. L'accent est surtout mis sur ce qui tue les gens petit à petit : abus, maltraitance, rumeurs, dépendances, ignorance, solitude, isolement, pauvreté, manque de perspective...
L'arme était mille fois plus dangereuse qu'un flingue.
Un briquet...
L'écriture n'est pas spectaculaire et l'histoire ne présente rien d'extraordinaire, mais c'est peut-être justement le récit tout à fait ordinaire de la difficulté de vivre en isolement, loin du reste du monde, dans un espèce de huis-clos spacieux mais désolé, qui fait toute la substance de ce livre.
Il est beaucoup plus facile d'avoir des principes quand il y a de l'argent dans la caisse.

par Mrs.Krobb

Canicule de Jane Harper
Littérature australienne (traduction par Renaud Bombard)
Le Livre de Poche, mai 2018
8,20 euros

lundi 20 novembre 2017

"Le linguiste était presque parfait" - David Carkeet

Ah, il détestait les demandes de subvention. Les promesses creuses ; la célébration pompeuse des succès passés ; l'emphase auto-promotionnelle et l'usage de plus en plus répandu de mots tels importance et significatif ; l'absence systématique de litote ; l'omniprésence de l'exagération ; l'allégeance servile à la tradition, au protocole et à la procédure établie ; le caractère fondamentalement prévisible des phrases ; l'avidité implicite de la démarche - c'était vraiment atroce, tous ces éléments atteignant leur lamentable paroxysme sous la plume d'Orffmann. 
Wabash est un centre de recherche linguistique qui se base sur les balbutiements des très jeunes enfants. Au total, un directeur, sept linguistes (dont une seule femme, totalement absente du livre - oups), une secrétaire et plusieurs auxiliaires en puériculture. « Mais vous faites quoi au juste avec ces bébés ? », demande un jour un journaliste venu chercher quelques éclaircissements sur ce curieux projet. Malheureusement, ce sera aussi le jour où un des linguistes sera retrouvé mort dans des circonstances douteuses, dans le bureau d'un autre linguiste.
« Quant aux autres, un seul d'entre eux a un alibi, mais il n'y a que sa femme pour corroborer ses dires, et c'est une menteuse.
- Comment le savez-vous ?
- Des perruches dans leur salle de séjour. Les gens qui ont des perruches sont des menteurs.
Cook se mit à rire.
- Vous n'êtes pas sérieux.
- Si. Quand on est dans la police depuis un certain temps, on apprend ce genre de choses. »
Les personnages - tous aussi asociaux et suspects les uns que les autres (des parfaits trous-du-culs, dirait David) - tentent de continuer comme si de rien n'était, tout en essayant de mener leur propre enquête, et le drôle de lieutenant ouvre l'oeil. Mais cela ne suffit pas, car des cadavres continuent d'apparaître et l'affaire prend une drôle de tournure. Qu'à cela ne tienne, il faut tout mettre en oeuvre pour faire valoir l'importance de la linguistique et redorer le blason de l'établissement !
REGLE DE WASH N°8 : hormis ce qui touche à leur petite personne, les gens ne se rappellent généralement de rien, par conséquent, il est plutôt aisé de faire passer les échecs d'hier pour des victoires.
Entre comédie à l'anglaise et enquête policière à la Dupont et Dupond, ce drôle de mélange (il est dit au dos - je cite : du David Lodge avec des cadavres ; je vous laisse vous débrouiller avec cette information, je ne l'ai jamais lu) passe comme une lettre à la poste lors de ses bons jours et lorsque ce n'est pas un trop gros colis. Tout y est délicieusement absurde, burlesque, intelligemment écrit, et les retournements de situations sont très bien menés.
Il n'y avait rien de plus merveilleux, songea-t-il, que de parler lorsqu'on avait vraiment quelque chose à dire, et d'user de mots si justes, dont le sens est si limpide, qu'ils ont le pouvoir de secouer la chimie intime du corps de son interlocuteur.
S'il fallait encore démontrer la subtilité, la pertinence, l'éloquence et l'humour de la littérature anglaise, vous pourriez commencer ici - bien qu'il s'agisse en réalité de littérature tout à fait américaine. Les littéraires et les puristes de la langue pourront se régaler, et les amateurs de romans policiers y trouver leur compte. D'ailleurs, à sa parution en poche (chez Points, ce qui tombe bien, d'ailleurs, la ponctuation aurait sa place ici), il aurait reçu le prix du meilleur roman 2017 - ce que je ne peux qu'approuver. C'est un livre qui se lit bien et vite, et qui donne aisément envie d'approfondir l'oeuvre de David Carkeet, lui-même un linguiste (presque) parfait. Monsieur Toussaint Louverture, vous nous régalez ! Sauf pour ce qui est du rata grognard. Mais pour le reste : m'boui !
« Comme la vérité est moins intéressante que certaines absurdités, ce sont ces dernières qui restent. »

Bonus : extraits 1, 2, 3
par Mrs.Krobb

Le linguiste était presque parfait de David Carkeet
Littérature américaine (traduction de Nicolas Richard)
Monsieur Toussaint Louverture, juin 2013 (original : 1980)
19 euros

mardi 19 septembre 2017

"Dark Net" - Benjamin Percy

Encore vierge de cette maison d'édition que je ne connaissais pas trop mais qui compte quand même dans son catalogue un livre de Chuck Palahniuk et un autre de Jim Dodge, je me devais de jeter un coup d'oeil - voire de me jeter dedans allègrement.

Donc voilà, je me plonge dans l'Univers du Dark Net, en même temps que beaucoup de personnages du roman - pour eux, ce sera dans des conditions beaucoup plus hostiles et radicales. Tout commence avec un immeuble, le Rue, célèbre pour ses meurtres étranges sur plusieurs générations, perpétrés de façon soudaine et horriblement sale, avec pour signature une main rouge. Racheté par une société mystérieuse répondant au nom d'Undertown Inc., il dévoile une série d'ossements lugubres et gravés de symboles. Lorsque Lela, journaliste acharnée, emporte avec elle l'un des cranes, une course vers l'horreur commence.
Toutes les mères expliquent à leurs enfants qui ont peur du noir qu'une pièce reste la même, que la lumière soit allumée ou éteinte. La seule chose qui change, c'est la capacité de voir. Mais ces mères mentent. Tout le monde sait que de mauvaises choses arrivent dans les ténèbres. Et maintenant, les ténèbres sont là.
Mélange original entre les anciennes technologies magiques et rituelles et les nouvelles technologies virtuelles et parfois criminelles, qui revisite en même temps les mythes du combat entre les fils de la Lumière et des fils des Ténèbres, le roman tente de lever le voile sur des univers ésotériques ou cyber-cryptés, de façon relativement superficielle mais assez efficace pour faire naître un enjeu nouveau, une union du passé et du futur en une vision apocalyptique sanglante et mortelle.
Le bien ne ressemble pas toujours à ce que l'on s'imagine. Parfois, il dit des gros mots, porte un blouson de cuir et des bottes de moto, et fume comme un pompier. Parfois il lui arrive en plus de dealer un peu à droite à gauche. Parfois, il tue.
Pour vous donner un peu la température de l'ambiance, disons qu'on se situe plus ou moins au même niveau que le Livre de la mort. Et pour vous faire une idée, disons que les personnages qui se situent du côté des gentils vous feraient normalement un peu bégayer mais ce n'est rien par rapport à ceux qui sont les méchants et qui vous feront littéralement vomir des espèces de tumeurs des marécages. Au temps pour la vision biblique, mais bon, la Bête est réveillée, fini de rigoler.
On en a tous rencontré. Ceux qui disent entendre des voix ou voir des choses que personne d'autre ne voit, qui suivent leurs intuitions ou souffrent de rêves prégnants. Ils brûleront de la sauge, et vous parleront de votre aura, et raconteront qu'un fantôme est venu leur rendre visite pendant la nuit. Quel que soit le nom qu'on leur donne - siphonnés, hypersensibles, prescients, spéciaux -, ils sont branchés sur une fréquence plus élevée que le reste de la population. Les chiens ont un odorat dix mille fois plus puissant que celui des hommes. Il y a des insectes capables de percevoir les radiations, et certains oiseaux capables de voir la température. Comme eux, les personnes spéciales ont une sensibilité accrue.
Le grand mot clé du livre, c'est : connecté. Que ce soit grâce à un sentiment religieux, à une appartenance magique, à Internet, ou aux nouvelles technologies qui permettent de redonner la vue aux aveugles. Cette même connexion qui peut vous permettre de vous regrouper ou de vous persécuter, c'est celle-là même qui finira ici par vous tuer - à moins que vous n'ayez eu la bienséance d'éviter toute forme de contact et de répudier le progrès informatique.
Elle ne peut pas fabriquer des couleurs à partir de formes, ou des formes à partir des distances, ou des distances à partir des textures, parce que chaque donnée fait crépiter un instant son cerveau, ce qui lui donne envie de hurler : « Ça ne marche pas, ça ne marche pas ! » C'est comme si quelqu'un lui brandissait une banane sous le nez et un requin devant la figure, lui mettait du jazz dans les oreilles et un balai dans la main, et lui disait : « Quel beau coucher de soleil ! »
« Je ne sais pas, dit-elle. Je ne sais pas ce qu'est la réalité. »
J'ai plutôt apprécié ce fourre-tout éclectique et électrisant, à la fois mythologique, magique, connecté et pourtant presque bienveillant (ok j'exagère peut-être un peu là). C'est Halloween avant l'heure et c'est réussi, si vous aimez les héros atypiques et les créatures qui sentent le soufre, ou encore que vous en voulez à l'espèce humaine. En tout cas, je vous conseille de mettre à jour vos antivirus dès aujourd'hui.

par Mrs.Krobb

Dark Net de Benjamin Percy
Littérature américaine (traduction par Paul Simon Bouffartigue)
Super 8, septembre 2017
21 euros

lundi 28 août 2017

"Ne fais confiance à personne" - Paul Cleave

C'est ce que tu dis aux gens quand ils te demandent des conseils d'écriture - car ils le font constamment, tu le sais, alors sois préparé. Même dans ton état, ils vont farfouiller dans ton cerveau en quête d'une ultime pépite d'espoir, quelque chose qui fera que leur manuscrit finira sur les rayonnages et non au broyeur. D'ordinaire, tu dis : Écrivez des choses que vous connaissez et faites semblant pour le reste. Tu devrais peut-être aussi te méfier des personnes qui essaieraient de te voler tes idées - même si tu n'en auras bientôt plus rien à faire, tu devrais. Après tout, tu as écrit tous ces livres et ça t'a rendu dingue. Tous ces mots, tous ces personnages - l'univers est en expansion permanente, c'est ce qu'affirment les physiciens, mais un jour ça changera. Un jour il atteindra sa taille maximale, et alors il rétrécira. Il s'effondrera sur lui-même. C'est ce qui est en train de t'arriver. Ton esprit - ces idées - a atteint sa taille maximale, et maintenant il s'effondre sur lui-même.
Voilà à quoi en est réduit Jerry Grey, alias Henry Cutter, écrivain à succès de romans policiers, à partir du jour où son médecin lui a diagnostiqué un Alzheimer précoce : écrire dans un carnet pour se rappeler qui il est, ce qu'il fait, qui sont les gens autour de lui. A qui faire ou ne pas faire confiance. Mais qu'est-ce que la confiance, quand on ne se souvient de rien, et qu'on semble être le suspect idéal pour chaque délit ou crime commis, qu'on a l'impression de servir de bouc émissaire, et que même sa famille et ses amis se comportent étrangement ?

Pire encore : quel dilemme infernal quand on ne sait même pas si on peut se faire confiance à soi-même. Après tout, un romancier a pour habitude d'écrire de la fiction, de raconter des histoires, d'inventer des personnages, de se mettre dans la peau... de tueurs. Qui est Jerry ? Qui est Henry ? Et qui sont ces filles qu'on l'accuse d'avoir tuées ? Et qui sont celles qu'il pense avoir tuées ? Comment faire quand personne ne vous croit lorsque vous faites des aveux concernant un meurtre mais qu'on essaie de vous en soutirer d'autres, pour des meurtres que vous n'avez pas commis ?
Il se rappelle le visage de la femme, la façon dont sa bouche s'est ouverte quand tout ce qu'elle a réussi à émettre a été un Oh. Bien sûr, les gens ne savent jamais ce qu'ils vont dire quand leur heure viendra. Sur son lit de mort, Oscar Wilde aurait parlé des rideaux, affirmant qu'ils étaient affreux et que soit ils devaient disparaître, soit c'était lui qui partirait.
Je n'ai plus l'habitude de lire des romans policiers, même si j'en ai lus à la pelle. Mais il y a une chose dont je suis sûre : je ne suis jamais déçue par ceux des éditions Sonatine. Nous avons ici une histoire très bien construite, qui alterne plusieurs voix, sur deux temps différents, entre les choses qui se passent vraiment et les élucubrations d'un homme délirant qui tente se se raccrocher coûte que coûte à la réalité qui lui file entre les doigts, se mélange avec la fiction qu'il a écrite.
« Si ça se trouve, il a fallu toute une vie à un homme pour mettre certaines de ses idées par écrit, observer le monde et la vie autour de lui, et moi j'arrive en deux minutes et boum ! tout est fini. » Cette phrase, naturellement, c'est un pompier brûleur de livres qui la dit à un autre, mais elle résume parfaitement ton avenir. Tu as passé ta vie à coucher tes pensées sur le papier, Futur Jerry, et dans ton cas, ce ne sont pas les pages qui partent en flammes, mais l'esprit qui les a créées. C'est marrant que tu te souviennes de cette citation tirée d'un livre que tu as lu il y a plus de vingt ans alors que tu n'es pas fichu de retrouver tes clés de voiture.
Et je vais vous le dire : j'ai tout à fait accroché à Jerry. J'étais à ses côtés en tremblant pour lui, quand il a appris sa maladie, quand il a dû faire face aux réactions de son entourage, quand il a commencé à avoir des absences longue distance, quand il a commencé à se sentir comme un animal en cage. J'étais à fond, et je n'ai pas pu le lâcher. J'ai cru en lui, et j'ai aussi douté de lui. J'ai douté de tous les autres, et puis j'ai presque fini par douter de moi. Mais surtout, je me suis laissée emporter, et quand la vérité a éclaté, j'ai eu envie d'exploser, ou de pleurer.

Paul Cleeve a une écriture à laquelle j'adhère complètement. C'est fluide, honnête, parfois brutal, souvent cynique, désabusé, mais aussi régulièrement drôle, piquante. Le passage du "tu" au "il" est bien géré, et ça permet de se sentir pris au jeu, au piège, par les tripes. Se mettre dans la peau d'une personne touchée par Alzheimer est une contrainte assez complexe, mais gérée ici avec une parfaite maîtrise, il n'y a pas un moment où on n'y croit pas. C'est touchant, très touchant, trop touchant. Jerry, mon pote, si tu savais. Personne d'autre n'avait rien vu venir non plus.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4

par Mrs.Krobb

Ne fais confiance à personne de Paul Cleave
Littérature néozélandaise (traduction par Fabrice Pointeau)
Sonatine, août 2017
21 euros

lundi 7 août 2017

"Daphné disparue" - José Carlos Somoza

"Le problème consiste à savoir quoi écrire", réfléchis-je.
Car si la littérature était impossible à reconnaître, alors tout le reste était sans importance. Si écrire manquait de normes, de définitions et de catégories, à la différence de l'art, la science, les cartes, les états d'esprit, les religions, les au-delà, les athéismes ou les dieux ; si c'était plus ineffable que l'amour, le temps, la mort ou Dieu - car tout ce que nous savons de ces autre choses est ce que d'autres en ont écrit -, alors quelle importance cela avait-il de lire. 
 
Juan Cabo vient de subir un terrible accident de voiture, le soir de son anniversaire. Du reste de sa vie, il ne garde aucun souvenir personnel - même s'il se rappelle des poèmes d'Ovide. Voici les faits : il est un écrivain de renom, habitué d'un certain restaurant chic servant de repère et d'inspiration à une poignée d'auteurs en herbe, et le soir fatal il a croisé le chemin d'une inconnue, dont il serait tombé amoureux. Enfin, c'est ce que lui disent ses derniers écrits, mystérieux, incomplets. Fiction ou réalité ? Comment retrouver cette femme ? La quête commence. Et chaque personne qu'il va croiser en chemin sera plus bizarre que la précédente, rappelant bien l'ambiance énigmatique et confuse du Pays des Merveilles d'Alice la perdue. Et plus Juan Cabo fouille du côté de cette jeune femme au dos nu et au chignon parfait, plus le mystère s'épaissit : disparitions, textes modifiés, secrets, menaces... Un hommage à la Littérature, dans ce qu'elle a de plus délicat, de plus inventif, mais aussi de plus hystérique.
L'ordinateur était toujours allumé et je m'étais endormi le nez sur le clavier. Sur l'écran se trouvait le résultat absurde de mes mouvements de tête (je l'archivai comme une curiosité).
(...)
Le scénario de mon inconscient ? Une simple folie de mes pommettes et de la gravité ? Comment le définir ? Quoi que ce fût, je me dis que c'était un texte aussi valable que n'importe quel autre. Il était "sorti" directement de ma tête, sans l'aide de l'inspiration ou de l'expérience, sans la supercherie de la grammaire, sans même le concours utile mais équivoque des mains. C'était le paragraphe le plus sincère, le plus intensément personnel que pouvait produire un écrivain, pensai-je. Un psychanalyste aurait eu un orgasme en le lisant. Et qui sait si un Joyce n'en aurait pas eu un autre en le plagiant.
José Carlos Somoza est un auteur que j'affectionne particulièrement, car je sais que chaque livre sera un petit bijou ciselé finement, faisant jaillir des ténèbres la plus pure des lumières, celle que l'on nomme beauté, innocence, poésie, muse, idée... Son écriture est limpide, et il a une façon toute singulière de ma happer au passage à chaque fois, ne me laissant de répit que pour m'hydrater de temps en temps - pas spécialement à cause d'un suspense insoutenable, mais de façon hypnotique, dramatique, et pourtant fine et pleine d'humour. Chaque sujet qu'il aborde part d'un grand thème - l'Art, la Littérature, le Théâtre, les Muses, les Idées, les Théories scientifiques - et de là se tissent une myriade de réflexions philosophiques, humaines, émotionnelles... Et puis, surtout, il y a les femmes, encore et toujours, la Féminité dans sa splendeur, libre, insolente, radieuse, forte, intense et indépendante. On pourrait dire qu'en quelque sorte, il serait à la fois le Père spirituel de Jostein Gaarder et un des chevaliers de la culture, amoureux de toutes les femmes inconnues. On pourrait, si ça ne faisait pas trop pompeux.
Lumières, vitres, pénombre, tranquillité, souvenirs comme des fantômes ou comme des photos avec un flash : l'univers de l'insomnie est complexe et littéraire. Je parierais, lecteur, que tu m'abordes dans le calme tendu de ta chambre pendant une nuit sans sommeil, peut-être pour le trouver, peut-être pour le reporter. L'oisiveté actuelle est nocturne ; maintenant, les muses sont des chouettes. Cinémas, expositions, drames, ballets, livres, sexe, fantaisie... Quelles autres heures, sinon lunaires, cette société diurne nous réserve-t-elle pour tout pratiquer ? Culture, plaisirs et bâillements sont enfin devenus inséparables. 
En tout cas, de tous les livres que j'ai lus de lui, aucun ne m'a jamais déçue, et chacun a été frapper fort pile là où il le fallait. Celui-ci ne déroge pas à la règle, et il m'a surprise de bien des façons, tout en tendant des perches assez grosses pour qu'on se sente soi-même fin détective. Le début est plutôt léger, presque comique, et le livre devient légèrement angoissant pour terminer par un énorme retournement de situation. Un beau et légèrement terrible moment à passer.
Là, au sombre balcon de ses longs sourcils, je vis se pencher la peur. 

par Mrs.Krobb

Daphné disparue de José Carlos Somoza
Littérature espagnole (traduction par Marianne Millon)
Babel, juin 2017
7,80 euros

lundi 20 mars 2017

"Le Gang de la Clé à Molette" - Edward Abbey

La préface de Robert Redford et l'introduction du traducteur, Pierre Guillemin, sont une tellement bonne entrée en la matière qu'à elles seules elles donnent envie, avant même d'avoir entamé le roman, de connaître toute l'oeuvre d'Edward Abbey, de remonter le temps pour rencontrer le personnage et de partir à l'aventure dans le Grand Ouest Américain avec lui, de se laisser emporter par son imposante stature et ses idéaux. Quitte à devoir se métamorphoser en cactus afin d'attirer sa sympathie.
Autrefois terre du dinosaure, aujourd'hui terre des pylônes électriques qui parcourent, tels des monstres de cent vingt pieds venus d'ailleurs, par des enjambées d'une lieue, les plaines désertiques.
Le Gang de la Clé à Molette est composé de quatre personnages aussi mal assortis que possible : Doc Sarvis, un chirurgien à l'allure d'ours chauve civilisé, grand enfant devant l'Eternel, philosophe et tempéré, en crise de la pré-cinquantaine ; sa compagne et assistante infirmière, Bonnie Abbzug, pas encore la trentaine, jeune diplômée de littérature classique française, magnifique sosie de Liz Taylor qui rêve de quelque chose de plus grand - mais de quoi ? ; Seldom Seen Smith (le rarement vu), guide touristique sur le fleuve et la terre, agriculteur polygame et Jack Mormon, à l'allure d'oiseau et aussi sympathique que révolté ; et enfin Georges Washington Hayduke, ancien soldat prisonnier du Vietnam, psychopathe dangereux en puissance, qui rêve de vengeance, de Nature inviolée, de solitude et de gloire dans la destruction.
C'est vrai qu'il en était encore à aimer les écureuils, les rouges-gorges et les filles, mais il avait aussi acquis, comme d'autres, le goût de la destruction méthodique, compréhensive, et planifiée avec précision. Chez lui cela se doublait d'une passion (statistiquement rare) pour la justice et de l'instinct conservateur de laisser les choses non comme elles sont mais (encore plus rare) comme elles devraient être, de les laisser comme elles avaient été.
A eux quatre, ils vont parcourir les Grands Canyons afin de pulvériser sur leur passage toutes les constructions récentes de l'Homme, chantiers charbonneux, ponts et pipelines qui défigurent le paysage et empoisonnent la planète. Grands défenseurs du désert, vieux enfants rêveurs, audacieux et aventuriers qui tremblent tout de même un peu de devoir se sacrifier.
Un homme seul peut être idiot de temps en temps, mais, pour se comporter de bonne foi en imbécile, rien jamais ne battra un groupe d'individus. 
C'est un véritable pamphlet contre l'industrialisation et la déforestation, l’annihilation du paysage américain et des cultures amérindiennes, qui a été écrit au milieu des années 70 et qui n'a pas pris une seule ride. Edward Abbey fait preuve d'une grande dose d'humour malgré la haine viscérale qui l'habite quand il s'agit de parler de l'oeuvre des humains, seulement adoucie par son amour puissant pour la Nature. Son écriture est impeccable, élégamment traduite par Guillemin. Ce grand pavé, jeté contre un barrage, fera grand fracas - en tout cas sûrement dans le monde de la littérature. Il vous fera tour à tour trembler de peur, de rage, de frisson, vous donnera le goût de l'aventure à la belle étoile, mais aussi une grande soif - de vengeance.
Plus lointain, cette fois, ou assez proche mais dans la direction opposée, arriva le cri d'un autre grand duc, ululant tranquillement dans la nuit. Il se répéta trois fois. Signalant : danger, faites attention ? Ou : au secours, à l'aide ? Ou bien encore, dans le langage des oiseaux nocturnes : Tu es là, Jeannot Lapin, tu te caches dans ce buisson, je sais que tu es là et tu sais aussi que je suis là et nous savons tous les deux que j'aurai ta peau. Viens !
Un chef d'oeuvre qui mérite bien son étiquette de « bible d'une écologie militante et toujours pacifique... ou presque » - à suivre dans Le retour du gang.
La sensation de liberté était enivrante, quoique teintée d'une ombre de solitude, d'une touche de tristesse. Le vieux rêve de totale indépendance, qu'aucun humain ne caresse vraiment, flottait sur ses jours comme une fumée d'opium, comme du beau temps annonciateur de pluie. Hayduke savait bien, lorsqu'il regardait la réalité en face, que le solitaire parfait deviendrait fou. Quelque part dans les profondeurs de la solitude, au-delà de la vie sauvage et de la liberté, se cache le piège de la folie. Même le vautour, l'anarchiste au cou rouge et aux ailes noires, la plus indolente et arrogante des créatures du désert, aime, le soir venu, retrouver sa famille pour tailler une bavette. Perchés sur les plus hautes branches d'un arbre dix fois mort, recroquevillés et drapés dans la robe noire de leurs ailes, ils caquettent comme une assemblée de prêtres intrigants. Même le vautour - fantastique pensée - construit son nid, s'accouple, couve ses oeufs et met au monde des petits.
par Mrs.Krobb

Le Gang de la Clé à Molette de Edward Abbey
Littérature américaine (traduction par Pierre Guillemin)
Gallmeister, janvier 2006 (original : 1975)
24,50 euros

lundi 5 septembre 2016

"Le songe de l'astronome" - Thierry Bourcy & François-Henri Soulié

Nous sommes en 1601, dans le château mystérieux du roi Rodolphe II, à Prague. Cet empereur, connu pour attirer auprès de lui mystiques, alchimistes, astronomes et peintres, organise une grande réception pour l'exposition de son favori, Tycho Brahé, astronome de sa profession. Il s'agit encore de rester dans les bonnes faveurs de l'Eglise en ne déclarant pas trop tôt que la Terre tourne effectivement autour du Soleil. Mais les religieux ne représentent pas la seule menace ici... C'est ainsi que lorsque l'on retrouve l'homme des étoiles gisant par terre, les suspects sont bien nombreux.

Gigantesque partie de Cluedo qui ne cesse de s'envenimer, ce récit tente d'être fidèle à l'Histoire en reprenant nombre de personnages célèbres (dont également Kepler, Maier, Spranger, Arcimboldo, Le Caravage...) et de fantaisies chères à Rodolphe II (la pierre philosophale, les tarots, les peintures, les horoscopes...). Chacun des personnages promet de nous en faire baver, avec des aspects si obscurs que l'on pourrait parfois se croire dans une foire de "freaks". Authentique cour des miracles où le seul véritable serait celui de rester en vie, le château regorge de bien des secrets et des jalousies, tout en faisant tournoyer ses voiles de luxure.

C'est un livre plaisant à lire, si l'on aime bien les enquêtes et les romans historiques, bien qu'il y ait ici beaucoup de libertés prises. Quelques apparitions ici et là de petites mentions ésotériques sans trop en faire (bon à savoir pour ceux qui pourraient se sentir perdus), un vrai amour pour l'art et la chair, et une écriture simple, efficace. Les destins tragiques qui sont mis en avant ajoutent une touche sensible et le dénouement m'a donné un certain ravissement. Moi qui n'avait plus lu de roman policier depuis un petit temps, j'ai englouti celui-ci en une journée !

par Mrs.Krobb

Le songe de l'astronome de Thierry Bourcy & François-Henri Soulié
Littérature française
10/18, septembre 2016
7,50 euros

mardi 27 octobre 2015

"Babayaga" - Toby Barlow

Une enquête follement incroyable dans le Paris de la fin des années 60, orchestrée comme un balais ballet du genre du lac des poules cygnes. Un homme est retrouvé empalé sur la grille d'un ancien couvent. A une époque où la ville est remplie de ménages brisés à cause de l'adultère, on soupçonne bien évidemment un crime passionnel. La suspecte, une jeune femme russe pleine de charme, est insaisissable. D'ailleurs, l'enquête s'arrête bien vite : les inspecteurs restent introuvables depuis qu'ils ont commencé à suivre une piste. Pour cause, il semblerait qu'ils aient été métamorphosés. Réduits à la taille d'une... puce.

Parallèlement, une autre enquête est en cours, mais celle-ci reste dans l'ombre. L'agence est sur le coup, à l'américaine. Les principaux ciblés sont bien évidemment les communistes et les révolutionnaires, mais aussi les laboratoires pharmaceutiques. Le but semblerait d'étudier les nouvelles drogues, celles qui vous feront combattre sans trêve, devenir des bêtes sauvages, celles qui vont feront avouer jusqu'au dernier secret, et, plus récemment... celles qui permettent de créer une réalité parallèle, où il serait aisé de vous tuer sans laisser de trace.
Le combat consiste à conserver l'âme de l'individu. L'ennemi, c'est la suppression de l'histoire ; nous avons contre nous l'effarante propagande, le lavage de cerveau, le luxe et la violence. - Ezra Pound
Il est clair ici que ce sont les femmes qui ont le pouvoir, malgré les phallus dressés partout dans le monde, l'autorité apparente que les hommes semblent exercer. Gare à vous qui osez vous approcher des sorcières exilées, de celles qui se sont battues toute leur vie pour rester femmes, fortes, belles, malines et cruelles. Bien que le roman regorge de plein de clichés sur ces dernières*, on y prend rapidement goût, tant rien ne semble pouvoir les arrêter. L'amour aussi est un thème majeur ici, bien qu'il soit souvent fatal, destructeur, impossible ou monotone. On le soulève sous toutes ses coutures, sans pudeur, et bien qu'il semble souvent se faire piétiner en grande pompe, c'est bien lui qui continue de nous faire rêver, qui nous donne la force de nous battre.

Si vous avez envie d'aventure, si vous aimez les puces savantes, si vous rêvez de survoler Paris et ses merveilles, si les renseignements généraux vous rendent paranoïaques, si vous vous intéressez au pouvoir hallucinatoire de la chimie, si vous avez été bercés par les contes de bonnes femmes, alors n'hésitez pas, foncez !
En vérité, personne ne peut savoir si le monde est réel ou fantastique. En d'autres termes, s'il relève d'un processus naturel, ou s'il est une sorte de rêve que nous partageons ou pas avec d'autres. - Jorge Luis Borges
*Pour ceux qui s'intéressent aux sorcières, je conseille également Rêver l'obscur de Starhawk, qui resitue les mêmes périodes historiques et contemporaines.

par Mrs.Krobb

Babayaga de Toby Barlow
Littérature américaine (traduction par Emmanuelle et Philippe Aronson)
Grasset, octobre 2015
23 euros

dimanche 2 mars 2014

"Le lézard lubrique de Melancholy Cove" - Christopher Moore

Ambiance dimanche matin. Genre 7h du matin. T'as 8 ans et tu joues avec ton bac de figurines. Dedans t'as un gros lézard en plastique de la taille de la base des Ghostbusters, un scientifique un peu dégueu parce que tu l'as trop mâchouillé, des Barbies parce que faut bien des meufs dans tes jouets, une amazone pour faire la guerrière et un héros pour qu'il en tombe morgan.

Le reste de tes figurines tu les connais pas trop, d'façon c'est des jouets que t'ont offert les amis des amis de ta famille donc du coup ces petits bonhommes peuvent jouer n'importe quel rôle.

Christopher Moore n'a certainement pas 8 ans, en tout cas sur sa carte d'identité. Par contre il délire autant qu'un môme ayant une imagination débordante, à faire pâlir tous les réalisateurs de films de série B/Z.

Melancholy Cove est une petite ville pépère alors bien sûr on sent qu'on va bien se faire chier. Mais si on gratte un peu on se rend compte que le flic local se défonce à l'herbe, que le pharmacien se fait mousser le créateur en pensant à des créatures marines (oui oui t'as bien lu), un lézard radioactif et lubrique à une sérieuse dent contre un blues man qui lui a niqué sa progéniture il y'a de ça 50 ans et enfin une ancienne actrice de films post-apocalyptique schizophrène qui vit aujourd'hui dans une caravane à sérieusement du mal à faire taire la voix off qui sévit dans sa tête.

Entre délires sur psychotropes, scènes zérotiques plus que bizarres et laboratoires de méta amphétamines tenus par des mexicains on prend juste un plaisir énorme à lire cet ovni. C'est foutrement bien écrit. Faut imaginer une grosse daube scénaristique, un truc sur lequel on se dit "c'est pas possible, ça va jamais tenir la route !!!". Et en fait si, et tellement qu'on se marre et qu'on a envie de raconter à tous ses copains.

Petite perle dénichée par hasard, un pur fruit de folies sous drogues hallucinogènes, j'aime j'aime j'aime.

par Loubard

Le lézard lubrique de Melancholy Cove, de Christopher Moore
Littérature américaine (traduction par Luc Baranger)
Gallimard, août 2006
8.90 euros

samedi 15 février 2014

"Quatre garçons dans la nuit" - Val McDermid

Nous sommes en Ecosse, en décembre 1978, et l'hiver est assez rude, surtout pour Alex, Ziggy, Weird et Mondo. Au sens propre comme au sens figuré, puisque c'est pendant une nuit, au retour d'une fête étudiante, qu'un de ces quatre garçons trébuche dans l'épaisse couche de neige et se retrouve allongé à côté du corps - à deux doigts de la mort - d'une fille qu'ils connaissent tous les quatre : Rosie Duff, la charmante serveuse du bar du coin. Seulement voilà, au moment de prévenir la police, ils se rendent compte qu'ils passent très rapidement du statut de témoin à celui, très dur à porter, de suspect. Car quoi de moins étonnant, dans la tête d'un policier, que la propabilité pour que ces zigues, déjà souvent remarqués dans leur passé à cause de petits délits, se trouvent être responsables de la mort de cette jeune fille ?

C'est ainsi que, moyennant de fâcheuses coïncidences et faute de preuves, ils se retrouvent libres, mais sans cesse pointés du doigts, menacé, voire presque battus à mort. L'enquête n'avance pas, et il faudra du temps pour les garçons afin de trouver un semblant de paix, loin de leur vie d'adolescent, que ce soit géographiquement ou dans leur comportement (encore que).

Ce n'est qu'en 2003 que les choses connaissent un avancement : en effet, les technologies ne sont plus les mêmes, et certaines enquêtes non résolues sont rouvertes pour des analyses plus poussées. Mais là, pouf ! On s'aperçoit que toutes les preuves de cette affaire ont disparu, toutes sauf une, jugée sans importance.

Voilà ce dont traite ce roman qui n'est pas tant un roman policier puisqu'on y voit plus de côté humain, psychologique, que de termes techniques et de vrais codes de flics - à me demander même à un moment si l'enquête n'était pas finalement un prétexte, puisqu'on en voit très peu l'avancée, ou le point de vue de ceux qui s'en occupent officiellement. Parce qu'au final, ce seront à eux de tout mettre en place pour ne pas finir par mourir de cette erreur de jugement. C'est un véritable plaidoyer pour la justice qu'on se fait à soi-même.

Dans un climat de peur, de méfiance, de colère et de suspicion, d'adolescence perdue à jamais, Val McDermid écrit sans jamais céder la place à l'ennui ou au sur-place, car si l'enquête n'avance pas, la vie continue, et on passe son temps à chercher dans chacun des personnages le criminel qu'il est peut-être, en titillant chaque défaut, chaque mauvaise action. Elle décrit les personnages et leur entourage de manière très intime, difficile de ne pas s'attacher et de ne pas y croire. Son écriture, sans être transcendante, tient en haleine ce qu'il faut sans pour autant devoir instaurer un énorme suspense à chaque chapitre, même si le livre connait de très nombreux rebondissements. Aucun des personnages n'abandonnera jamais, même vingt-cinq années plus tard, et quitte à y laisser sa peau, que ce soit par vengeance ou désir de rétablir la vérité. Et je dois vous avouer que la conclusion de tout ça... laisse vraiment sur le cul.

par Mrs.Krobb

Quatre garçons dans la nuit de Val McDermid
Littérature écossaise (traduction de Philippe Bonnet et Arthur Greenspan)
J'ai lu, février 2014
7,60 euros

mardi 17 décembre 2013

"Pyromanie" - Bruce DeSilva

Tiens, ça faisait longtemps qu'on s'était pas fait un bon petit polar. Et puis là, c'est pas n'importe quoi. Bruce DeSilva, avant d'être écrivain de romans noirs, était journaliste d'investigation - comme son nouveau personnage : Liam Mulligan, qu'il décrit un peu comme un vieux de la vieille, un à qui on la fait pas, un mec qui va interroger ses sources, qui connaît tout le monde, tout le quartier. Un type un peu banal, mis à part ça, qui aime le baseball, les belles femmes, et la bière (dommage pour son ulcère).

Son problème, c'est les incendies qui ravagent le quartier où il a grandi. C'est aussi les personnes haut-placées, les véreux, ceux qui n'hésitent pas à tout raser sur leur passage si tu mets un pied de travers. Son problème, c'est que la police est moins efficace que lui, et qu'on l'empêche d'enquêter comme il faut.

C'est un roman policier classique, avec la bonne recette, facile à lire et sans trop de détails dégueus. Un peu de bandits, un peu de mecs qui ne savent pas sur quel pied danser, un peu d'amour qui flanche toujours, beaucoup de magouilles, de coups dans le dos, de justice qui ne se fera pas, faute d'être trop bas dans la pyramide. De quoi vous donner envie de foutre un coup de poing dans le système qui est souvent merdique, dans la hiérarchie parce qu'elle est mal foutue. De quoi vous donner envie de ne jamais fermer votre gueule, parce que quitte à en pâtir, il n'y a que ça qui fait avancer les choses.

Le découpage est simple, matin-midi-soir, avec ses rituels, ses rebondissements, ses victimes quotidiennes. De l'humour, de la dérision, des remarques bien senties et pas trop de suspense, il vous faudra pas aller chercher bien loin pour dénouer l'affaire, mais l'histoire se tient et on se laisse porter facilement. C'est que du bon, l'écriture est agréable et vous allez lire ça d'une traite !

par Mrs.Krobb

Pyromanie de Bruce DeSilva
Littérature américaine (traduction par Manuel Tricoteaux)
Actes Sud, septembre 2013
22 euros

mercredi 23 octobre 2013

Chuck Palahniuk, Générateur de Chaos



J'ai lu mon premier bouquin de Chuck Palahniuk quand j'avais quinze ans. A peu près en même temps que Poppi Z. Brite, John Irving et Will Self. Autant vous dire que ça m'a fait l'effet d'une claque monumentale, d'un big bang littéraire (et philosophique).

C'est par Berceuse que j'ai commencé, après qu'on me l'ait gracieusement offert - peut-être parce qu'à l'époque, j'aurais bien aimé pouvoir tuer tout le monde par la pensée. Pour vous expliquer un peu, la Berceuse en question est une comptine africaine traditionnelle, contenue dans un livre pour enfants normal, qui a pour particularité de tuer les personnes à qui on la lit (mentalement ou à haute voix). Inutile de vous relater les conséquences dramatiques que peut engendrer ce petit poème... Si ce livre fricote avec amusement un genre très fantastique, il se veut, comme toute l'oeuvre de l'auteur, un puissant satire de l'Amérique.
"Ce bon vieux George Orwell a tout compris à l’envers. Big Brother ne surveille pas. Il chante et il danse. Il sort des lapins d’un chapeau. Big Brother est tout entier occupé à attirer votre attention à chaque instant dès que vous êtes éveillés. Il fait en sorte que vous soyez toujours distraits. Il fait en sorte que vous soyez pleinement absorbés. Il fait en sorte que votre imagination s’étiole. Jusqu’à ce qu’elle vous devienne aussi utile que votre appendice. Il fait en sorte que votre attention soit toujours remplie."

Fight Club en a été la suite logique pour moi, étant donné que le film avait déjà bien fait parler de lui. Étonnamment, je trouve que ça a été une très bonne adaptation du roman, ce qui n'est pas un mince défi. De quoi retourner un peu le cerveau d'un adolescent en pleine rébellion contre la société.
"C'est seulement quand on a tout perdu qu'on est libre de faire tout ce que l'on veut." 
Je ne vous parlerai pas trop de celui-là parce que tout a déjà été dit, même si je trouve qu'il tape au plus juste de sa cible. Même s'il a été jugé souvent très violent, il faut rappeler que la violence exercée dans Fight Club n'a fait de mal à personne, seulement à leurs convictions et à leurs possessions.

Cependant, le livre n'a pas eu tant de succès à sa publication, il a fallu attendre un peu plus que la sortie du film pour le projeter comme un auteur culte. Il parle d'ailleurs de cette époque et de son apogée avec beaucoup d'humour à la fin de son recueil Festival de la couilles et autres nouvelles (qui recense un petit paquet de portraits de personnalités américaines telles que Juliette Lewis ou Marylin Manson, mais aussi de citoyens lambda, et qui finit par un petit florilège d'anecdotes le concernant).
"Parce que si vous ne pouvez pas contrôler votre vie, vous pouvez au moins maîtriser votre version. "

Un point commun entre Fight Club et Choke, son autre livre adapté au cinéma (par contre celui-ci est plutôt un navet comparé à son prédécesseur), ce sont ces réunions pour personnes désespérées, soit parce qu'elles sont au seuil de la mort, soit parce qu'elles sont totalement accro à quelque chose qui les tue petit à petit. Ces réunions, Chuck Palahniuk y a assisté souvent, pour écrire ses livres, et ont quelque chose de touchant. D'ailleurs, il a aussi travaillé pendant un certain temps comme volontaire dans les hospices, un autre point majeur de ce livre. Il se sert donc souvent de sa vie comme propulseur pour écrire ses romans, quand ce n'est pas l'inverse qui se passe. En tout cas, on s'y croit.
"Les lois qui nous maintiennent en toute sécurité, ces mêmes lois nous condamnent à l'ennui."

Monstres Invisibles était sensé être sa première publication, mais il a été jugé trop trash pour être édité en premier lieu. Ce qui n'est pas faux : la violence, l'horreur, l'excès de zèle, le sexe et le cynisme sont les muses de l'auteur. Mais après tout, n'est-ce pas non plus ce qui ressort le plus de la société actuelle ? Si c'est choquant dans un livre, est-ce que ça ne devrait pas plus nous outrer dans la réalité des choses ? Conte de fée raté reconverti en road-trip à la gueule arrachée, bourré aux substances chimiques, ce livre à la narration biscornue est pourtant aussi l'un de ses plus poignants.
"Vous aurez beau vous montrer précautionneux, viendra inévitablement le sentiment que vous aurez raté quelque chose, cette sensation d'effondrement viscérale que vous n'avez pas fait l'expérience de tout ce qu'il y avait à expérimenter. Cette sensation de cœur qui vous tombes dans les chaussures parce que vous vous êtes précipité, traversant bille en tête ces moments auxquels vous auriez dû prêter toute votre attention."

Difficile de ne pas classer Survivant, cette petite Bible chaotique contemporaine totalement incongrue dans son top 5... Un livre qui commence par la dernière page, pour finir en compte à rebours à la page 1, ça a de quoi intriguer, surtout quand l'histoire se commence par un crash d'avion détourné par le membre d'une secte religieuse. Si vous voulez connaître le secret d'une maison gardée bien propre, après le passage des balles et les explosions sanguinaires, c'est ce livre qu'il vous faut.
"Nous avons tous grandi avec les mêmes programmes de télévision. C'est comme si nous avions tous les mêmes implants de mémoire artificielle. Nous ne nous souvenons de pratiquement rien de notre enfance véritable, mais nous avons un souvenir exact de tout ce qui est arrivé aux familles des sitcoms.
Nous avons tous les mêmes buts fondamentaux, les mêmes craintes.
L'avenir n'est pas très brillant. Très bientôt, nous aurons tous les mêmes pensées au même moment. Nous serons parfaitement à l'unisson. Synchronisés. Unis. Egaux. Exacts. A la manière des fourmis. Insectes dans l'âme. Des moutons."

Difficile aussi de s'arrêter là, sans parler de Journal Intime, un récit lugubre et effrayant autour de l'art, où la narratrice est retenue prisonnière dans une vie et sur un île avec un mari dans le coma qui sème autour de lui des messages étranges : «Fuyez cet endroit aussi vite que vous le pouvez. Ils tueront tous les enfants de Dieu jusqu'au dernier rien que pour sauver les leurs.»

Sans oublier Peste et A l'Estomac, qui dans la forme innovent un peu son style d'écriture habituel, et qui sont tous les deux assez inquiétants, résolument sales et glauques, pour lesquels il vous faudra vous accrocher si vous n'êtes pas très partisans des ténèbres. Mais puisqu'on a commencé fort, autant y aller jusqu'au bout.
"Le plus grand réconfort, dans la vie, c'est de regarder par-dessus son épaule et de voir des gens plus malheureux que vous, qui font la queue derrière."

Ce qui fait la particularité de Chuck Palahniuk, en dehors de sa fâcheuse tendance à être politiquement incorrect et de son talent pour créer des personnages hors du commun, c'est son style d'écriture. Très simple, fait de phrases courtes, de phrases choc et de mantras, ponctué d'anecdotes très documentées sur le sujet qu'il a choisi pour son livre, et visant toujours à faire naître le chaos dans cette Amérique anesthésiée, vouée à l'échec, et sans ambition. Ce n'est pas pour rien qu'il fait partie de la Cacophony Society. Et si la violence est un des phares de son oeuvre, il faut dire que ce n'est pas forcément évident de voir la vie en rose après la tuerie qui a fait rage dans sa famille.

Bref, si vous êtes friands de sensations et que la littérature "facile" ne vous dérange pas, voilà de quoi vous fournir de bonnes histoires pour Halloween ou pour frémir sous les couvertures pendant les longues nuits d'hiver. En tout cas, j'en relirai bien un ou deux...

... En attendant la suite de Fight Club, qui paraîtra sous la forme d'un roman graphique.

Vous pouvez aussi en profiter pour aller relire la chronique de Loubard sur Snuff.

par Mrs.Krobb

mercredi 2 octobre 2013

"Persona" - Erik Axl Sund

J'en ai encore les doigts humides d'angoisse. Il faut que j'écrive, j'peux pas me poser. Demain sort LE thriller qui va foutre la pâté à Millenium, craché, si j'mens j'retourne sur terre.

Et j'dis pas ça juste à cause de la couverture qui fait vendre, ni à cause du putain de combat de femmes évoquées dans l'histoire (quoique). J'viens de me prendre une perche de trouille puissance 42, t'imagines même pas. Pire qu'une montagne russe qui va crescendo (pas la peine de croire que la fin va te calmer, tu peux te brosser mon vieux).

Pourtant ça commence tiède. D'un coté une flic un peu blasée par son taff, pas trop respectée par ses collègues et complètement inutile pour ses supérieurs. De l'autre, une psychologue, plutôt jolie qui fait la séance aux stars ratées de la télé réalité et prend son pied à écouter la vie de Victoria et celle d'un ancien gamin tueur de Sierra Leone.

Jusqu'au jour où on découvre le cadavre d'un gosse complètement desséché, pas loin d'une station de métro et dont tout le monde se branle comme de la dernière pluie, parce que oui en Suède, on s'en balance complet des enfants clandestins qu'on embaume pour satisfaire ses pulsions de serial killer.

Les moments évoqués retracent le parcours des deux femmes, revisitant leur passé, celui des patients de la psy, leur quotidien, jusqu'à la rencontre et la mise en commun des informations. J'en dis pas plus mais z'êtes pas au bout de vos surprises (le personnage de la psy est tellement bien détaillé qu'on arrive même à sentir son odeur -elle est âcre j'te préviens tout de suite-).

T'ajoute à la glauquerie de la chose un soupçon de personnalités multiples, des petits clins d’œils à la trilogie de Stieg, et t'obtiens le futur chef d'oeuvre qui sera lui aussi une foutue trilogie qui va forcément faire parler d'elle.

J'suis déjà conquis, j'ai becté le bouquin en une nuit. J'hésite à harceler le représentant de chez Actes Sud pour savoir quand va sortir la suite tellement la fin m'a niqué sur place. Même Thilliez il fait pas mieux dans le genre cliffhanger.

Tu vas clairement en avoir pour ta thune ça sort le 2 octobre, c'est à dire AUJOURD'HUI alors dès que les petits oiseaux chantent, t'attends qu'on se réveille et tu viens prendre ça dans ta librairie la plus proche (sinon tu fais des kilomètres et des kilomètres, tu viens nous voir et nous on te le vend avec le sourire colgate en prime. Elle est pas chouette la vie ?).

Vas-y ma gueule, c'est que du bon.

par Loubard

Persona, d'Erik Axl Sund
Littérature suédoise (traduction de Rémi Cassaigne)
Actes Sud, octobre 2013
23.00 euros


mardi 1 octobre 2013

"L'Ultime Question" - Juli Zeh

Dans un univers très proche de celui de José Carlos Somoza (notamment dans La théorie des cordes et La caverne des idées), gravitant autour de questions métaphysiques, de trous noirs de la pensée moderne, de la science et de la philosophie, toutes lumières éteintes pour faire place à la folie et aux équations mortelles, Juli Zeh signe son troisième roman.

Une histoire très sombre qui met en scène deux scientifiques acharnés qui, après avoir longtemps été très proches et après avoir rendu fous tous leurs professeurs, se lancent dans des combats de coq pour étaler leurs théories divergentes sur le temps et l'univers. Pendant ce temps, un homme est jugé pour plusieurs meurtres, qu'il justifie par le fait qu'il vient du futur et qu'il tend seulement à démontrer qu'il existe plusieurs univers, dont celui d'où il vient, où ces personnes sont toujours vivantes. Et ensuite, c'est le fils d'un des scientifiques qui se fait enlever. Quoique, en réalité, personne ne puisse le prouver, puisque ce dernier est toujours là.

Un vrai casse-tête de théories qui vont vous faire grincer des dents sur le tableau noir de la science. Qu'elles soient depuis longtemps démontrées ou qu'elles appartiennent au domaine de l'imaginaire, elles vont graviter autour des personnages jusqu'à leur faire perdre toute trace de raison et les plonger dans la folie la plus noire. Les enquêtes menées par les policiers vont se fracasser en mille morceaux jusqu'à s'entrecroiser, grâce à un joli filet de coïncidences et de hasard. Tout ça pour, finalement, un pauvre malentendu, une question de rivalité, qui dure depuis des années, et qui vient frapper en plein coeur.

Accrochez vos ceintures si vous vous lancez là-dedans, vous risquez d'y perdre quelques molécules. Mais si les débats philoso-scientifiques vous fascinent et si vous manquez d'une bonne intrigue policière à vous mettre sous la dent, voilà qui devrait vous requinquer en ce début d'automne.

par Mrs.Krobb

L'Ultime Question de Juli Zeh
Littérature allemande (traduction par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus)
Babel, septembre 2013
9,70 euros

mardi 7 mai 2013

"Un privé à Babylone" - Richard Brautigan

Vous savez quand on me donne des idées à lire je tiens (presque) parole. Alors je remercie Ju (ouais ouais) de m'avoir conseillé aussi bien.

Tu vois un peu le Discworld Noir ? mais si le jeu sur PC où t'incarnais un détective nullos. Ou alors peut-être Sam & Max. Là tu vois mieux ? Dans le genre enquête complètement alambiquée qui te fait passer Hammett pour quelque chose de trop sobre et trop intello. Juré.

C. Card est un privé vraiment à la ramasse, sans thune sans rien. Imaginez Bandini en quête de pognon, mais avec l'obsession de résoudre des enquêtes en plus. Flanqué d'une malchance démesurée, le mec qui n'a absolument rien pour lui.

Enfin si en fait. Car quand sa tête le veut, il se met à rêver à Babylone. Ville dont il peut être le héros, avoir les plus belles femmes, être champion de base-ball. Babylone qui le transporte, qui l'a empêché de devenir flic dans la vie réelle et à cause de qui maintenant il a un deuxième trou du cul.

Impossible de ne pas rire et en plus ça se lit très très vite. C'est un petit chef d'oeuvre comme on aime en avaler, là comme ça l'air de rien. Des personnages hauts en couleurs (en noir et blanc mais quand même avec toutes les nuances possibles). La référence à Discworld un peu plus haut donne le ton. A mon avis Pratchett aime beaucoup Un privé à Babylone.

Oh que j'ai aimé ce Brautigan ! Fou, ravigotant, des cadavres en veux tu en voilà, un cou qu'on n'a pas envie de chatouiller, une femme qui encaisse des bières sans avoir à les écouler, des vampires, du sang et des sourires au rasoir.

Encore !

par Loubard

Un privé à Babylone, de Richard Brautigan
Littérature américaine (traduction de Marc Chenetier)
10/18, octobre 2004
7.10 euros


samedi 27 avril 2013

"Voodoo land" - Nick Stone

Tiens, je me suis dit que ça faisait longtemps que j'avais pas dégoté une histoire de flics et d'hémoglobine et de glaçage de sang. En plus, les quelques rares thriller que j'ai pu lire sur le thème du vaudou étaient vraiment nuls et assez mal renseignés ou totalement évasifs. Bon, il faut dire que Nick Stone sait de quoi il parle, puisqu'il descend sa mère de l'une des plus anciennes familles d'Haïti.

L'histoire en elle-même n'est pas spécialement innovante, si vous avez l'habitude de lire des polars. Elle se déroule à Miami, début des années 80, et se fait encercler par les conflits entre Américains, Cubains, Colombiens et Haïtiens - enfin plus exactement entre les blancs et les noirs. Entre le racisme ambiant et la prolifération de cocaïne importée, la corruption massive des flics et l'omniprésence de la criminalité, les rituels vaudous passent presque inaperçus, en tout cas restent dérisoires et incompris. Jusqu'à l'assassinat d'un gros bonnet de la dope par un homme-zombi, relié lui-même à d'autres affaires obscures.

Ce qui est le plus saisissant, c'est le dégout des policiers pour le travail qu'ils font. Les vrais criminels continuent de courir pendant qu'on fait porter le chapeau à d'autres, juste parce que c'est plus pratique, pour des raisons politiques. Le travail est bâclé là où il devrait être le plus poussé, certains dossiers disparaissent et la moitié des coéquipiers se tirent dans les pattes. Loin est l'illusion de vouloir faire régner la justice, et c'est là que ça blesse, puisque tout devient permis. Vite, tout le monde se rend compte qu'on est toujours sous le joug de quelqu'un, souvent un gros connard, un intouchable, et quelqu'un qui ne devrait pas forcément être votre ennemi. La haine et l'impuissance montent en flèche jusqu'à, finalement, les épuiser totalement (D'où la suite de ce roman : Tonton Clarinette, paru en 2008, qui se passe dix ans après et où les deux flics principaux ont laissé tombé leur carrière désuète).

En dehors de ça, ceux qui ne sont pas déjà initiés à la culture vaudou vont en apprendre pas mal, surtout sur le phénomène zombi, et que ce soit pour le meilleur ou pour le pire. Il y a de bonnes références, des explications claires, une bonne dose de mythe et quelques recettes magiques, mais aussi de quoi charmer les adorateurs de cartomancie.  Les personnages haïtiens sont tantôt terrifiants et touchants, emprunts d'une force et d'une rage de vivre, d'une mortelle envie de dominer et de ne plus se laisser marcher sur les pieds. Malheureusement ici, la lutte ne se fait pas toujours au nom des bonnes intentions.

Bref, même si l'intrigue n'est pas la plus démente possible et si les raccourcis sont un parfois un peu trop faciles, on sent qu'il y a eu des tripes mises en jeu et qu'il s'agit avant tout d'un gros coup de gueule poussé, teinté d'un peu de bouillon de culture. Et ça marche, vraiment.

par Mrs.Krobb

Voodoo land de Nick Stone
Littérature anglaise (traduit par Samuel Todd)
Folio, février 2013
8,60 euros

lundi 11 février 2013

"La physique des catastrophes" - Marisha Pessl

La physique des catastrophes est une sorte de journal intime fortement romancé, bien emballé dans une panoplie de déguisements littéraires aux références pointues. Ca aurait pu être le livre à lire entre quatorze et dix-huit ans - s'il avait été moins ciblé pour les intellos - puisque ça parle après tous des illusions et désillusions d'une jeune fille qui vit seule avec son père, qui voyage de ville en ville sans jamais se poser, et qui n'est entourée que de jeunes crétins en pleine crise de puberté. Elle-même étant une surdouée brillante et révoltée, il est dur de trouver chaussure à son pied. Surtout quand tout autour n'est que mensonges, cachotteries, poudre aux yeux et imagination trop débordante. Surtout quand tous vos modèles de personnalité s'avèrent être des égoïstes, des hypocrites, ou bien des martyrs...

Comme dans beaucoup de livres que j'ai lus, l'alchimie enfant seul qui vit avec son père un peu dingo mais érudit = gros problèmes de compréhension, aventures folles, pétage de plombs, et de nombreuses soirées en perspective à manger des plats réchauffés à parler héros de la nation, grandes figures littéraires, souvenirs de maman morte, etc... Du coup, ça pourrait finir par devenir un peu cliché et redondant, mais ici encore, ça passe. Et puis il faut bien ça pour que la rebellion soit d'autant plus forte ! On y retrouve presque un petit air de nos amis nordiques qui ont une prédiléction pour ce thème.

C'est un livre parfois un peu difficile à lire, parfois un peu trop tiré par les cheveux, souvent bourré de clichés (mais c'est la douce époque du lycée qui veut ça), et peut-être à la limite du trop théâtral. Cela dit, c'est aussi une histoire très bien trouvée, menée avec brio, qui vous force, après la quelque centième page à lire jusqu'au bout. Les personnages sont assez fous et extravagants pour être intéressants et amusants, et les références sont toujours au top, comme dans une dissertation. Et si vous aimez les intrigues de romans policiers, les chuchotements autour de la mort et les discours philosophiques au petit-déj, vous allez être servis.

par Mrs.Krobb

La physique des catastrophes de Marisha Pessl
Littérature américaine (traduction de Laetitia Devaux)
Folio, janvier 2009
9,95 euros

lundi 28 janvier 2013

"God's Pocket" - Pete Dexter

Bordel de merde que c'est bon de lire de la pure, de la bonne, de la grosse littérature américaine. Celle qui dégueule d'authenticité, qui pose une ambiance sombre, remplie de gueules cassées à la fois tendres et horribles.

Cette beauté crue m'avait fouetté dans Deadwood (ouais ouais comme la série mon gars), et j'avais retrouvé ce décor glauque et humain dans Paperboy (mais si le film où que Zac Efron il s'fait pisser dessus par Nicole Kidman qui joue une grosse nymphe du bayou), God's Pocket ne sort pas du lot, il fait mouche, tape là où ça fait du bien, de la grosse crasse qui décrasse, un tableau comme on aimerait en voir souvent.

Leon Hubbard est une grande gueule, du genre à frimer avec un rasoir et à le sortir pour n'importe quelle raison. Jusqu'au jour où il le sort une fois de trop sur son lieu de travail (un chantier en construction de Philadelphie) et blesse un vieux noir. Le vieux se lève et BIM, lui décolle un coup pas piqué des hannetons derrière le crâne, butte le gosse. Bilan : fait divers de merde posant directement le cadre dans lequel l'auteur nous embarque, la confiance suintant de tous les ports de sa plume.

Ce fait divers va toucher les habitants du quartier de près ou de loin, chacun y mettant sa petite graine. De la mère impossible à consoler prétendant que son gosse était un saint, le beau père ayant plus ou moins des relations avec l'ancienne Mafia (qui s'fait dézinguer à tour de bras), un journaliste populiste et alcoolique qui pour des raisons peu glorieuses va s'imbriquer dans l'histoire, …

Un joyeux bordel qui nous empêche de lâcher le bouquin (même pour aller s'chercher un Coca au frigo t'imagines ?). Du grand spectacle bourré d'humour noir, un portrait au vitriol de l'amérique conservatrice des années 80 dans un quartier chaud de Philadelphie. Aucun héros, aucun bourreau. Voilà ce que j'aime chez Pete Dexter !

Un bon moyen d'avoir plus qu'une mi-molle pour moins de 10 euros, bilaï.

par Loubard

God's Pocket, de Pete Dexter
Littérature américaine (traduction par Olivier Deparis)
Points, septembre 2009
7.60 euros

jeudi 13 septembre 2012

"Les Apparences" - Gillian Flynn

Thème de prédilection de beaucoup de livres, les Apparences démontrent encore une fois à quel point elles peuvent être trompeuses. Elles le sont encore plus quand on découvre petit à petit qu'on peut se faire mener par le bout du nez, non pas une seule fois, mais plusieurs, jusqu'à l'infini. Car quel choix avons-nous, pour juger des l'état des choses et des personnes, que de se cantonner à ce que l'on voit, ce que l'on nous dit ?

Amy et Nick se sont bien trouvés, à priori, puisqu'ils sont tous les deux les archétypes des gens à la cool. Ils entrent dans la trentaine, habitent à New-York, sont tous les deux dans l'écriture et ne se prennent pas la tête. Et ils s'aiment. A priori. Mais ça c'était avant, avant le mariage, avant le déménagement dans le Missouri, avant qu'ils découvrent qu'ils ne sont peut-être pas si cools que ça et qu'ils sont peut-être même complètement à l'opposé des idéaux de l'autre.

Rien de très nouveau ici, des histoires de couple de base qui se plaignent chacun de l'autre, avec plus ou moins de hargne, plus ou moins de concession. Ce qui est intéressant, donc, c'est d'en arriver au point où la femme disparaît mystérieusement, et que tout semble dire qu'elle a été assassinée par son mari. Mais ce ne sont que des apparences...

Le livre est rythmé par les deux points de vue différents, ce qui nous donne à comprendre très vite qu'il va falloir faire la part de ce qui nous est raconté - sachant que l'homme et la femme nous donnent deux versions très différentes de leur histoire. Comme dans la vraie vie, donc, sauf qu'ici, il y a une vie en jeu et plusieurs personnes impliquées dans une enquête folle, sans queue ni tête, sur cette disparition (trop bien) orchestrée pour vous faire croire que. C'est trop intelligent, trop organisé, trop machiavélique, trop... tout. Ou comment pourrir la vie de quelqu'un jusqu'au bout.

Gillian Flynn maîtrise parfaitement son intrigue et sait y faire pour que l'histoire, d'apparence insipide et assez banale, vous fasse rager de désespoir quant à votre capacité à être berné, chaque fois un peu plus. Vous n'aurez peut-être plus jamais envie de vous engager...

par Mrs.Krobb

Les Apparences de Gillian Flynn
Littérature anglaise (traduite par Héloïse Esquié)
Sonatine, août 2012
22 euros

vendredi 7 septembre 2012

"Dérive sanglante" - William G. Tapply

Stoney Calhoun est un rescapé, un homme mystérieux en renaissance suite à un grave accident qui l'a rendu amnésique. Il s'est isolé dans une cabane retapée, pour mieux profiter de la nature, de la pêche dont il a fait son métier et sa passion, avec pour seul compagnon un chien très fidèle. Autour de lui, deux autres personnes, dont un cadavre et son amante, la patronne du magasin où il travaille. Mais surtout, beaucoup trop de mystères, de mauvaises coïncidences et de curiosité maladive.

Dérive sanglante est le premier opus de la série dédiée à Stoney Calhoun, et pose les couches petit à petit, sans empressement, sans trop en dévoiler, tout juste pour vous donner très envie de lire la suite et d'en savoir plus sur cet homme trop bourru pour être méchant, trop acéré pour être blanc.

Là où Gallmeister frappe fort, c'est que les livres peuvent vous parler de chasse, de pêche et de traditions, et  vous captiver quand même follement, ceci que vous soyez ou non intéressés par le domaine de prédilection de la maison d'édition. Ceci grâce à une écriture de qualité, un style soigné, qui trace les traits du décor et des caractères des protagonistes avec le même engouement, la même force, et la même poésie. On peut difficilement ne pas aimer (à moins d'être trop agité) puisque tout est quasiment irréprochable, presque sans longueurs (attendues) et avec un air de reviens-y. L'intrigue est rudement bien gardée, ce qui fait de l'histoire une course tranquille qui démange sous les pieds, tout en subtilité.

Ambiancez-vous, emmitouflez-vous, la nuit va être froide et angoissante. Les ombres sont parfois réellement des dangers et la rivière pas toujours aussi calme qu'elle n'en a l'air...

par Mrs.Krobb

Dérive sanglante de William G. Tapply
Littérature américaine (traduite par Camille Fort-Catoni)
Gallmeister (Totem), juin 2012
10.00 euros