lundi 1 octobre 2018

"De toutes pièces" - Cécile Portier

Savoir ce qu'on fait : un fatras agencé au millimètre près, avec dedans un paravent peint d'oiseaux, des bêtes à poil et à griffes, dont une loutre, pour la beauté enfin stoppée, réalisée, de sa nage, et des bocaux sur des étagères scellées dans de la menuiserie sombre aux mécanismes d'ouverture plus subtils que compliqués, s'offrant seulement aux doigts fins. Des surprises, des terreurs, des onguents, des mèches de cheveux de concubines d'un harem, type Angélique Marquise des Anges. Des planches d'anatomie exclusivement consacrées aux organes sensoriels et à leur raccordement au système nerveux central, et ainsi, une meilleure compréhension des envies de saccage. C'est une délectation un peu malsaine, très fin de siècle : le fruit de beaucoup de détournements, de toutes les concentrations décadentes du pouvoir et de l'argent.

Le personnage principal a été employé par un contracteur anonyme pour réaliser un cabinet de curiosité, en passant par l'assortiment et l'agencement. Carte blanche, entièrement, des crédits à foison. Pas encore de lieu, certes, il faut tout imaginer, entasser dans un coin de son appartement, puis dans un hangar anonyme, perdu au milieu de rien. Aux antipodes d'un cabinet un peu intime, où tout a sa place, ici tout est froid, emballé, sans vie, sans but. Pour contrer l'attente entre les livraisons, pour combler le manque d'informations, pour lutter contre l'ennui, il tient une sorte de journal, découpé en quatre saisons.
Les neuf écrans étaient comme autant de leçons de perspective et de clair-obscur : la lumière fantomatique jouait entre des rayonnages s'amenuisant vers un point de fuite situé bien au-delà du visible. Je n'avais jamais prêté attention à cet aspect-là du métier de veilleur : se tenir devant ce dispositif, scruter, vérifier que rien ne change. Comme l'inverse d'un spectacle. Dans d'autres circonstances, peut-être, cela ressemble à une station hypnotique devant un feu, immuablement changeant. Une voiture qui passe, un piéton. Mais là, de nuit, dans ce hangar, tout est absolument toujours pareil, la lumière en reste aux mêmes angles.
La réalité, les personnages, les lieux : tout ce qui tient de l'ordinaire ici est anonyme, mis de côté, voilé, effacé, en retrait. La réalité est comme un rêve. Les rêves manquent de réalité. Même du personnage principal, on ne sait que très peu. Lui-même hésite sur ce qu'il est, a été. Ne semble pas réussir à assimiler d'autres personnes, autrement que par le filtre des détails, de l'incongruité, du particulier. Tout est sans visage, sans passé ni futur, éternel présent où il ne se passe pas grand chose.
De l'enfance je ne me souviens de rien d'autre : je ne notais pas. J'ai l'impression de ne pas l'avoir vécue. Il a bien fallu pourtant que j'en passe par là. Que je rechigne à manger tel plat. Que je pleurniche, que je morve, que je rêve. Que je joue, aussi. Quel petit enfant ai-je été ? Jaloux sans doute. Et des bleus sur les jambes. Et le goût du sucre sur les lèvres. Ensuite, ce ne sont qu'actions, omissions. C'est ainsi que je suis devenu sans âge. Ceci est ma démesure dont aucun mètre ne saura répondre.
Mais, ah ! C'est sans compter sur la magie qui infuse dans chaque objet de la collection, détaillé au millimètre près, observé sous tous les angles. Chacun de leur trait est spécial, chacune de leur provenance est exotique, chacune de leur histoire est fantasmée. Oh, c'est beau ! Ah, c'est étrange ! Ouf, c'est dégoûtant... Ça touche à la corde sensible. Comme cette toile d'araignée tressée. Ça fait frissonner la peau, toutes ces peaux tannées, ces êtres vivants soudain morts mais immortalisés. Ces petits objets fragiles. Tous racontent quelque chose. Et ils vont si bien ensemble, ils seraient si beau dans ce cabinet imaginé, mais sans réalité.
Changez le contexte, et ces pièces inestimables ne valent pas trois roupies, et il en coûte même potentiellement très cher pour s'en défaire.
D'autres n'avaient que ma subjectivité comme légitimité, placées dans des interstices de la collection comme des ponctuations, des moments de plus faible intensité si l'on joue la partition monétaire seule.
Entre le catalogue d'inventaire et le journal intime, entre une liste dépersonnalisée, un environnement froid, et une certaine poésie, un réel amour du détail. Tout est très cadré, carré, rangé, détaillé, soupesé, enregistré, de façon mécanique et automatique, et en même temps tout est extraordinaire, dérangeant, surréaliste, questionnant, intimidant. Il y a toujours un immense décalage, un gouffre même, entre ce qui pourrait être et ce qui est, entre l'imagination et le concret, entre l'inventé et le vrai, entre l'enthousiasme et la déception. Les saisons marquent des étapes importantes dans le processus, et la dernière, ma foi, est pleine de surprises. Accumulation, bourgeonnement, sécheresse, lâcher prise. De toutes pièces est un roman flottant, improbable, à la fois froid et sec et exalté comme une flamme. Pour les amoureux•ses de l'anecdotique, du détail, de la sensation ; pour les gens solitaires, marginaux, originaux et hors cadre.
Quelle est cette perversité ? On me demande de l'extraordinaire, puis on le refuse pour non conformité.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5

par Mrs.Krobb

De toutes pièces de Cécile Portier
Littérature française
Quidam, septembre 2018
18 euros

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