[ Petit aparté : c'est de cette enquête réelle publiée dans un journal réel que l'auteur réel, Frigyes Karinthy, n'ayant pas été invité à se prononcer mais ayant tout de même beaucoup de choses à en dire, s'est basé pour écrire ce roman-réponse époustouflant et tout à fait burlesque sur sa vision du Paradis.]
Mon séjour dans ce paradis selon Schrenck-Notzing a duré au total deux jours, exprimés en unités de temps. Je me suis entretenu avec Bach, Bismarck, Hegel; ils ne m'ont pratiquement rien dit qui mériterait d'être rapporté à titre de nouveauté, ces messieurs n'ont pas modifié leurs positions.Dès lors, c'est un voyage des plus atypiques qui commence, Merlin nous emportant avec lui dans sa valise et dictant ses rapports via un médium à son employeur. Tout en traversant les différentes dimensions, nous ferons la rencontre de personnages déjà très célèbres tels que Diderot - qui sera notre guide attitré - mais aussi Napoléon, Marco Polo, Christophe Colomb, Nietzsche, Hélène de Troie...
Vers le soir, j'ai avoué à mon guide que j'étais aussi fatiguée que si j'avais passé dix ans en Allemagne d'un seul tenant.
Eh oui, c'est toujours comme ça. Les grands hommes (cela doit obéir à une loi cachée) ont presque systématiquement été abandonnés par leurs contemporains, non seulement ceux-ci ne les ont pas soutenus mais ils les ont plutôt entravés dans leurs actions pour le bien public. J'irai jusqu'à dire ceci, si la proposition ne vous paraît pas paradoxale : supposons que la race humaine ait été représentée exclusivement par ces grands hommes, elle aurait davantage progressé, pensez à Galilée. La vie des éminents explorateurs, inventeurs, réformateurs, prophètes, visionnaires du temps et de l'espace, s'est généralement déroulée dans des luttes pénibles, pour défendre les résultats du premier pas effectué et pour les protéger dans leur époque incompréhensive; ils n'ont pas pu suivre jusqu'au bout le chemin qu'ils ont ouvert, et souvent il a fallu que des siècles passent avant qu'un génie fasse le deuxième pas pourtant évident et découlant logiquement du premier.Ce roman est un petit bijou enrobé d'un humour piquant, sous une couche d'écriture remarquable, assaisonnés de passages métaphysiques et de réflexions sur le réel, le bonheur, la vérité, la vie, la mort... [ Que Monsieur Oldtime me pardonne cette métaphore onctueuse et débilitante ]
Je comprends vite de quoi dépend qu'un objet apparaisse à mes yeux.Ecrit en 1934, on pourrait le croire d'aujourd'hui - et peut-être l'est-il d'ailleurs. C'est fin et dépaysant, et les clichés sont abordés avec une délicieuse ironie, tandis que les réflexions philosophiques sous-jacentes sont vraiment intéressantes et reprennent beaucoup des questionnements aussi bien occidentaux qu'orientaux. Qui de la réalité ou de l'Au-delà est le rêve - lequel est l'éveil ? La difficulté d'écrire sur un sujet tel qu'une dimension autre que la nôtre pose le problème épineux de ne pas transposer notre expérience directement issue de la troisième dimension et de devoir s'en tenir à des comparaisons et métaphores pour exprimer l'inexprimable; le pari est relativement bien tenu ici, malgré forcément quelques passages un peu plus faibles ou stéréotypés.
Naturellement la condition est que je pense à l'objet.
Néanmoins, ce n'est pas moi qui décide. Tout suit un ordre intérieur qui échappe quasiment à ma volonté.
Cela n'a rien à voir avec les enchantements de pacotille d'un Aladdin : je veux voir ci ou ça, donc cela apparaît.
Inversement. C'est parce que cela apparaît que j'apprends que j'y pensais.
- Moquez-vous donc, pour ma part je réalise avec une désespérance croissante que ce qui met le plus de bâton dans les roues du déploiement de la pensée et de sa victorieuse envolée, c'est la parole.Mais même si la description de l'Au-delà est pour ainsi dire le clou du spectacle, la première partie relatant les exploits journalistiques de Merlin Oldtime est tout aussi, sinon plus cocasse et teintée de génie.
- Formidable paradoxe.
- Appelez cela comme vous voudrez. Celui qui a le premier inventé ce procédé technique qu'est le langage des mots ne savait pas quelle arme imparfaite et en même temps à double tranchant il a mis dans notre bouche. La parole est la chose la plus trompeuse, et ce qui est le plus grave, elle ne trompe pas les hommes d'action mais bien au contraire ceux à qui elle a été destinée, les penseurs.
Bref, une belle découverte dans la littérature hongroise que je n'ai encore jamais abordée, qui fait écho en moi en de nombreux points. Quant à savoir si je prendrais un billet pour cet Au-delà ? Pas sûr? En revanche, le livre lui-même mérite un détour.
Bonus : extraits 1, 2, 3
par Mrs.Krobb
Reportage céleste de notre envoyé spécial au paradis de Frigyes Karinthy
Littérature hongroise (traduction par Judith et Pierre Karinthy)
Cambourakis, avril 2015
12 euros
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