La bille roule, roule, roule, saute, rebondit, change de trajectoire, atterrit dans la case du zéro, Paul a tout misé sur le zéro, ses derniers vingt euros, une chance sur trente-sept, sept cent vingt euros de gain, mille trois cents euros dilapidés en à peine deux heures ce soir, ses deux cartes ont crevé les plafonds de retrait, il s'est promis que, si la chance lui souriait, il prendrait ses sept cent vingt euros et ficherait le camp comme un voleur, comme on saute d'un navire en train de sombrer, pour une fois ne pas partir les poches vides, promesse d'alcoolique, il sait très bien qu'il les rejouera, qu'il tentera de se refaire, qu'il défiera de nouveau la roulette comme on provoque les dieux, qu'il perdra, comme d'habitude, jusqu'au dernier sou, parce qu'il ne peut pas s'arrêter, qu'il ne peut pas se contenter des portes de sortie honorables entrebâillées par le destinNous sommes dans le monde impitoyable des casinos, ces immenses monstres suceurs de sang pompeurs de fric, ces beaux parleurs remplis de belles promesses d'avenir, de richesse, d'abondance, de prospérité qui procurent les plus grands frissons, les plus extrêmes émotions et une chaleur de proximité qu'il n'y a nulle part ailleurs. A travers quatre personnages principaux et quelques autres, nous suivons les dérives sempiternelles et malheureusement fortement prévisibles de ceux qui sont touchés par l'addiction au jeu, mordus par son venin mortel.
le jeu le dénude peu à peu, avec une précision et une constance diaboliques, sûr de sa force, abrité derrière la toute-puissance des statistiques, le jeu maîtrise le temps, le joueur, lui, n'a plus qu'à espérer battre au rythme du hasard et surfer sur les émotions, au moins pendant les quelques instants qui lui donneront l'illusion d'être enfin adoubé, touché par la grâce, réchauffé dans sa nuit et sa solitude glaciales, le jeu est le roi de l'illusion, un prestidigitateur, le serpent tentateurLes gens que l'on rencontre au fil du livre ont tous leurs tares personnelles, leurs drames implacables, leurs tracas quotidiens, un ennui ou une solitude à combler, un trou béant à la place du cœur qui ne peut se remplir qu'à cette source lumineuse, brillante, enrichissante, leur jardin secret. Bien sûr, chacun a ses techniques, ses croyances, ses propres statistiques, sa machine favorite, ses listes de chiffres porte-bonheur.
elle s'invente des ordres secrets, des cabales personnelles, après le 33 vient un autre jumeau, le 22, le 11, et puis le 27 précède le 9, qui lui-même annonce le zéro, bien sûr, ça ne marche pratiquement jamais, elle suppose alors que la roulette est truquée, que la direction du casino fomente d'horribles complots contre elle, et quand ça marche, lointain signe de l'univers, elle croit qu'elle a plié le destin à son désir, que le hasard lui a fait une révérenceRien que de très banal finalement, des couples usés par la vie et le manque de tendresse, des personnes terrassées par le deuil, des artistes ayant perdu leur inspiration, des quidams qui essayent juste de tenter leur chance pour une question de survie, des enfants qui ont attrapé le virus du jeu de leurs propres parents, des personnes à qui la vie n'a pas fait de cadeau... Quelques amourettes qui se forment près des machines de jeu, forcément, comme des bouées de sauvetage lancées en pleine tempête, le dernier espoir de ceux qui n'ont plus rien à perdre, qui ont les genoux éraflés et les yeux perdus, vidés. Des vies simples, et étrangement pas trop de bling-bling non plus, un contraste entre l'éblouissant pactole et l'humilité, la sobriété. Et surtout galope le fatalisme aux côtés de sa cousine la paranoïa et de sa soeur l'envie, celui qui accompagne toujours le chevalier de l'addiction. Des choses que Pierre Bordage arrive à très bien rendre ici, avec un certain goût de déjà vécu, peut-être, avec tour à tour lucidité et aveuglement, courage et abandon, espoir et dénuement, illusions et théorie du complot.
je me suis rendu compte que tout ce qu'on racontait, tout ce qu'on croyait au sujet de nos prétendues aspirations spirituelles, tu te souviens de nos conversations de jeunesse sur l'évolution, la conscience cosmique, l'illumination et tout le truc, nos prétentions spirituelles, donc, ne tiennent pas plus de dix secondes face à une telle lessiveuse à émotions, comme si la roulette nous dénudait jusqu'au coeur et bouleversait en permanence nos certitudes, elle qui ne repose que sur le principe d'incertitude, comme si elle nous renvoyait à nos chimères, à nos chères illusions, à la Mâyâ des hindous, j'avais trouvé mon véritable maître, celui qui sanctionne implacablement chacune de nos contradictions, chacune de nos peurs, chacun de nos manques. Le maître du hasard.Ce n'est certes pas le roman que j'ai préféré de cet auteur, que j'admire au demeurant, mais il saisit réellement l'essence même de la dépendance, de la souffrance, de la solitude, du désespoir, du sens du défi et du risque, du jeu et du rapport à l'argent. Pour peu que l'on puisse se mettre au diapason par une expérience similaire, il est fort probable que l'on finisse par vibrer en même temps que ces personnages, que l'on subisse les mêmes sueurs froides et les mêmes débordement d'euphorie. C'est un livre qui se lit très vite, vraiment très vite, à la lecture rendue fluide et aisée grâce à cette absence de phrase, ce rythme qui suit le train de la pensée, de la discussion décousue, et cet effet rend plutôt bien ici, comme un récit à bout de souffle qui suit la cadence du jeu, de la roulette qui tourne, qui s'arrête parfois, relance et rebondit. Avec la promesse, peut-être, pourquoi pas, d'un happy end, d'un ultime gain, d'un espoir d'avenir, d'une porte de sortie.
Je remercie Babelio et les éditions Au diable vauvert, dont les livres sont toujours agréables à lire.
par Mrs.Krobb
Tout sur le zéro de Pierre Bordage
Littérature française
Au diable vauvert, septembre 2017
18 euros
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire