Dans ce premier volume du cycle, Ursula K. Le Guin installe un monde maritime, constitué d'îles vraiment très nombreuses et de civilisations assez différentes. C'est un monde où cohabitent dragons et humains, où certains hommes pratiquent la magie et quelques femmes la sorcellerie des campagnes, où l'on rencontre pirates et prêtresses, où les rois sont déchus et où les dieux sont peut-être morts.
Ged s'était imaginé qu'en devenant l'apprenti d'un grand mage, il aurait immédiatement accès aux mystères et à la maîtrise du pouvoir. Il comprendrait le langage des bêtes comme celui des feuilles, se disait-il ; d'un mot, il infléchirait les vents, et il apprendrait à changer de forme à son gré. Peut-être son maître et lui se feraient-ils cerfs pour galoper ensemble, ou survoleraient-ils la montagne jusqu'à Ré Albi, portés par leurs ailes d'aigles.Le premier livre voit naître L'Épervier, personnage central de haute importance que l'on croise dans tous les tomes du cycle de Terremer. Jeune homme d'une île paysanne et montagnarde, on le soupçonne assez vite d'avoir un grand pouvoir en lui, ce qui l'envoie directement à l'école de haute magie. Son orgueil et son impatience lui valent rapidement d'être confronté à quelque chose d'énorme, lui imposant l'exil et donc, de grandes aventures périlleuses.
Mais ce n'est pas du tout ainsi que les choses se passèrent.
Dans la suite, il est question d'une jeune fille, réincarnation d'une grande Prêtresse, emmenée de force dans le désert où vivent reclus les gardiens des dieux et du sacré. Isolée dans un monde froid, lugubre, où on lui demande de faire d'immenses sacrifices, elle parcourt les souterrains et les tombeaux jusqu'à y croiser par hasard l'Épervier.
Enfin, le dernier tome nous fait rencontrer un jeune prince venu apporter de tristes nouvelles à la cité des sorciers. L'Épervier, devenu Archimage, part avec lui en quête jusqu'au bout du territoire connu pour restituer la magie qui commence à se perdre, parlementer avec les dragons et parcourir le paysage des morts...
« Tu vois, Arren, qu'un acte n'est pas ce qu croient les jeunes gens, comme un caillou qu'on ramasse et qu'on jette, et qui atteint son but ou le rate, et rien de plus. Quand on ramasse ce caillou, la terre est plus légère, et la main qui le prend plus lourde. Quand on le lance, le parcours des étoiles en est affecté, et quand il frappe le but ou le manque, l'univers en est modifié. De chacun de nos actes dépend l'équilibre du tout. Les vents et les mers, les puissances de l'eau, de la terre et de la lumière, tout ce que font ces éléments, et tout ce que font les bêtes et les végétaux, est bien fait, et justement fait. Tous agissent selon l'Équilibre. Depuis l'ouragan et le plongeon de la baleine géante jusqu'à la chute d'une feuille morte et le vol du moustique, tous leurs actes sont fonction de l'équilibre du tout. Mais nous, dans la mesure où nous avons un pouvoir sur le monde et sur chacun de nous, nous devons apprendre à faire ce que la feuille, la baleine et le vent font naturellement. Nous devons apprendre à maintenir l'Équilibre. Ayant été dotés d'intelligence, nous ne devons pas agir comme des ignorants. Ayant le choix, nous ne devons pas agir comme des irresponsables. Qui suis-je - bien que j'en aie le pouvoir - pour punir et récompenser, et jouer avec les destinées des hommes ? »Moi qui ne suis plus trop attirée par les univers de fantasy, j'avoue avoir été totalement conquise par l'univers instauré par Ursula K. Le Guin. J'avais déjà lu, dévoré et adoré L'autre côté du rêve, un "one shot" sur les réalités parallèles très bien mené, mais je n'étais pas rentrée dans les Dépossédés, faute, sûrement, de n'avoir pas commencé au tout début du cycle. La nouvelle de sa mort m'avait donc servi de piqûre de rappel, et je me devais de replonger dans l’œuvre d'une figure importante de la littérature imaginaire.
Le monde de Terremer est dépeint au fur et à mesure des épopées de l'Épervier, et on y rentre assez facilement, par le biais de la mythologie, des coutumes, des paysages et des personnages qui deviennent vite familiers. La lecture n'est jamais rendue laborieuse par les descriptions, on s'y glisse comme on rentre dans l'eau. Tout au long des trois tomes, on suit le même chemin initiatique et presque chevaleresque du mage et de ses compagnons d'aventure, comme se doit de le faire un bon roman de fantasy, avec ses leçons de vie, ses missions, ses paroles sages et ses cicatrices.
Mais le plus important reste ici la question de la magie et de la séparation homme/femme - un thème fortement marqué qui sera développé tout le long du cycle et qui évoluera en même temps. La sorcellerie est commune aux deux genres mais n'est pas entourée du même aura : d'un côté la connaissance, le langage sacré et la maîtrise de tout ce qui est, de l'autre le bouche-à-oreille, les potions et les petits sorts de bidouillage. On y sent clairement la séparation à peine voilée du clergé et des femmes sorcières du Moyen Âge, bien que celles-ci ne soient chassées que de l'île des mages mais par ailleurs très importantes dans leurs villages.
Cette pierre est elle-même. Elle fait partie du monde. À l'aide du Changement d'Illusion, tu peux lui donner l'apparence d'un diamant - ou d'une fleur, d'une mouche, d'un œil ou d'une flamme... (la pierre changea de forme à mesure qu'il la nommait, avant de redevenir une pierre.) Mais ce n'est qu'une apparence. L'illusion trompe les sens de celui qui regarde ; elle lui fait voir, entendre et sentir que l'objet s'est transformé. Mais elle ne transforme pas l'objet. Pour changer cette pierre en joyau, il te faut changer son vrai nom. Et pour cela, mon fils, même s'il s'agit d'un fragment du monde aussi insignifiant, il te faudrait changer le monde. On peut le faire. Assurément, on peut le faire. C'est l'art du Maître Changeur, et tu l'apprendras lorsque le moment sera venu pour toi de l'apprendre. Mais tu ne dois rien changer, pas même un galet ou un grain de sable, avant de savoir quel Bien et quel Mal vont résulter de ton acte. Le monde est dans ce qu'on appelle l'Équilibre, et le pouvoir de Changement et d'Appel d'un sorcier peut perturber l'équilibre du monde.Et enfin, bien sûr, tout tourne autour de l'Équilibre, très fragile, du monde, qui est respecté dans l'ordre naturel mais qui peut être bouleversé à tout moment par l'action des hommes. En ce sens, le cycle de Terremer appuie beaucoup sur la responsabilité, la morale, la question du Bien et du Mal avec de grandes majuscules, les conséquences, mais aussi la Vie et la Mort. Les héros et héroïnes se retrouvent tou•te•s confronté•e•s à leur part d'ombre, à leurs ennemis, à leurs peurs les plus tenaces, et apprennent à se mettre au service de toute la communauté.
La main noire qui toute sa vie avait étreint son cœur venait de lâcher prise. Mais elle n'éprouvait aucune joie, contrairement à ce qu'elle avait ressenti dans les montagnes. Elle posa sa tête dans ses bras et pleura, et ses joues étaient humides et salées. Elle pleurait ses années gâchées sous la férule d'êtres malfaisants et inutiles. Elle pleurait de douleur, parce qu'elle était libre.En bref, Ursula K. Le Guin tient ici la recette parfaite d'un bon livre de fantasy, et fait preuve d'une plume fluide, équilibrée, ni trop sérieuse et moralisatrice ni trop mièvre ou cliché, tout en l'étant quand même un peu tout du long (ce qui est souvent propre à la Fantasy, Pratchett non inclus). Elle s'attarde assez sur la psychologie et les émotions pour que l'on puisse s'identifier facilement, et se rendre compte qu'un héros c'est aussi parfois quelqu'un qui est parti du mauvais pied, qui s'en est pris plein la gueule, jusqu'à devenir quelqu'un de décent, voire d'extraordinaire. C'est peu dire qu'elle installe une ambiance qui vous prend à 100% puisque j'ai fini par courir acheter les autres volumes et les ai dévorés les uns à la suite des autres - alors même que ce n'est pas tellement ma tasse de thé (enfin, au fond, les dragons ne sont finalement que des dinosaures ailés cracheurs de feu). Les quelques défauts que j'ai pu trouver au début se sont avérés au final une réelle réflexion, analyse et critique tout au long du cycle, alors je n'en parlerai pas plus.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4
par Mrs.Krobb
Terremer de Ursula K. Le Guin
Littérature américaine (traduction par Philippe R. Hupp, Françoise Maillet, Patrick Dusoulier)
Le Livre de poche, décembre 2017 (original : 1968)
9,20 euros
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