S'ils vivent assez longtemps, ils oublient tout. La plupart d'entre eux ne vivent pas si longtemps. Neuf sur dix sont massacrés dans leur jeune âge, des dizaines d'années avant que leur mémoire commence à s'assécher. Je parle donc de la majorité quand je dis que ce qu'on raconte est vrai : ils n'oublient jamais.Il s'agit du récit de plusieurs familles d'éléphants qui cherchent à fuir les humains, à trouver une oasis épargnée par la sècheresse, ce Lieu Sûr dont parle la prophétie. Car, comme pour les lapins du livre cité précédemment, les éléphants ont également leur propre cosmogonie. D'abord, Dieu est femelle - c'est l'Elle -, car les éléphants vivent en société matriarcale : ce sont les plus vieilles femelles qui décident, qui guident, qui ordonnent et qui gèrent la famille. Les mâles, une fois en âge de ne plus téter le sein, ne servent généralement qu'à "forer" les femelles afin qu'elles engendrent de nouveaux éléphanteaux. L'Elle est aussi le soleil qui brille dans le ciel, tandis que Rogue, la lune, est son fils déchu, il tisse des toiles qui sont dangereuses pour les siens - les clôtures barbelées. Depuis que les humains - les patt'arrières - ont décidé de chasser l'éléphant (et donc d'oublier leurs origines) et de les massacrer à grande échelle pour leurs défenses et leurs pieds, les familles d'éléphants, les elles-là, sont obligées de migrer, de se cacher. Ainsi commence le périple, pour trouver le havre de paix tant promis.
Il y a eu des humains depuis la Descente, qui advint il y a dix mille ans, pendant la première longue sécheresse, quand un mâle et une femme affamés tuèrent et mangèrent une gazelle et ce faisant violèrent la première et la plus sacrée des lois : "Tu ne mangeras point de créatures, vivantes ou mortes". Avant même que les deux mécréants aient terminé leur repas, ils commencèrent à rapetisser. Tandis que leur corps devenait plus petit et fluet, leur trompe diminuait jusqu'à ne plus être qu'un moignon, leurs oreilles rétrécissaient, et une fourrure poussait au sommet de leur tête. Ils se dressèrent sur leurs pattes arrière pour protester mais seul un faible hurlement sortir de leur gorge. Furieux et pleins de défi, ils se déclarèrent carnivores, libres de s'attaquer à n'importe quelle créature ne marchant pas debout (ainsi que, dans leur éternelle colère, ils le faisaient à présent.C'est une histoire plutôt riche, où l'on découvre une toute nouvelle culture, une nouvelle façon d’être et de penser, une nouvelle philosophie et spiritualité. On en apprend par ailleurs beaucoup sur le mode de vie des éléphants en général, et cela nous fait sentir d'entrée de jeu très proches des personnages, qui ont chacun - mais surtout chacune - leur personnalité, très marquée. On se sent très proche de la nature sauvage, de la Terre, des rythmes naturels, et on découvre de nouvelles capacités extrasensorielles qui permettent de vivre et de survivre, de communiquer et de voir loin. Tout ça est très réussi, bien rendu, sans donner l'impression d’être dans un reportage animalier ni dans Babar l'éléphant. Une carte du territoire et un glossaire dont donnés au début du livre afin de mieux se repérer et se familiariser avec une nouvelle façon de penser.
Le pouls content et le gosier béant,Ce que je retiens surtout, c'est l'importance ici de marquer le fait que la nature, même dans son état sauvage, suit une certaine organisation, un ordre naturel, elle fait preuve d'équilibre et jamais de démesure. Elle est indomptée mais elle est respectueuse. Certains sont plus forts que d'autres mais lorsqu'ils sont en groupe ils se protègent. L'humain est donc, même ici dans un contexte où les proies et les prédateurs vivent à proximité, l'adversaire le plus méchant, déraisonnable, terrifiant et incompréhensible. Et avec lui vient l'aridité, la mort de tout, et plus rien ne pousse, plus rien ne vit, plus rien n'espère.
A genoux je tombe
Pour remercier l'Elle, sachant
Qu'Elle a créé les liens, petits et grands.
Des ombres de la nuit Elle tire la lumière
Et l'herbe de la terre.
De partout jaillissent Ses bienfaits
Que nos louanges vénèrent.
Sous Ses yeux, humbles nous nous tenons
Par sa vigoureuse défense secourus,
Car Elle dont la miséricorde guide ce royaume
Le cours de nos pas a élu.
Les coups qui cinglent sa peau sont légers comme la pluie. Il est ahurissant d’être abattu sous leur poids minuscule.En conclusion, c'est un livre beaucoup plus dur et cruel que celui de Richard Adams, bien que la source du mal soit la même : la suprématie des hommes sur la nature. Elle est beaucoup plus marquée ici puisqu'il s'agit avant tout de tuer un animal pour une partie infime de son être, pour le plaisir uniquement. Les massacres font rage pendant le récit et on s'accroche comme on peut aux rayons d'espoir, aux reflets et aux messages des anciens. A une époque où la chasse aux trophées fait encore débat, il serait peut-être bon de se mettre dans la peau de la victime et de se rendre compte à quel point tout cela est futile - au cas où ce ne serait pas encore évident.
Bonus : extrait 1, 2, 3
par Mrs.Krobb
Un Lieu Sûr de Barbara Gowdy
Littérature canadienne (traduction par Isabelle Reinharez)
Actes Sud, octobre 2000
24,73 euros
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