jeudi 2 août 2018

"Coffret Dyschroniques II"

Ce coffret regroupe plusieurs nouvelles d'auteurs différents plus ou moins connus (700 pages en tout), datant des années 50-60-70. « Quand les futurs d'hier rencontrent notre présent » : on y est presque ! La plupart de ces nouvelles, même en exagérant les faits, commencent à paraître clairement plausibles aujourd'hui. Si vous vouliez du classique, sans trop vous dépayser et pour changer de 1984, voici quelques nouvelles rapides à lire, critiques, bien écrites et lucides.


« Ce qu’il y a de passionnant avec la science-fiction,
c’est qu’une grande part de ce qu’elle propose devient réalité. Si vous vous intéressez au futur de l’humanité, alors je crois que la SF est le meilleur moyen de s’y préparer. Si vous en lisez régulièrement, vous ne serez jamais surpris de ce qui arrive ». Ben Bova 

 Je vais d'ailleurs m'essayer à un exercice périlleux pour vous parler de ces nouvelles : je vais tenter de les classer par ordre de probabilité. Étrangement, cet ordre vaut également presque comme un classement de mes nouvelles préférées - devrais-je en tirer une conclusion ?
Car ils savaient (François et le couple au moins) que ce qui était à redouter vraiment dans cet étouffoir de sable et de cendre, ce n'était pas un danger visible ; c'était une mort invisible au contraire, impalpable, dont ils ne parlaient pas ; c'était une mort qui rôdait dans l'air qu'ils respiraient, une mort horrible qui à cet instant même, à chaque seconde, pouvait se déposer sur leur peau, leur traverser le corps, s'infiltrer dans leurs alvéoles pulmonaires, dans leur moelle épinière, dans les tissus de leurs viscères, dans leur sang.
Les retombées de Jean-Pierre Andrevon (1979, texte français) nous laisse dans un épais brouillard, un écran de fumée qui rappelle douloureusement la Seconde Guerre Mondiale, tout en restant dans une situation de non-dits et de sous-entendus. Un grand boum, de la poussière, des rescapés que l'on rassemble dans une sorte de camp. Possibles radiations. Entre peur de la guerre, peur des camps de concentration, peur de l'atomique et peur du nucléaire, on y a été, on y est, on y sera. Volontairement obscure, sans vraiment de dénouement, la nouvelle nous plonge dans une situation qui pourrait tout à fait arriver, de façon soudaine.
Un seul exemple, le titre de l'ouvrage essentiel de Karl Marx ; Paul Kosloff en avait toujours parlé en disant Das Kapital et, parmi les gens au courant, c'était un classique sujet de plaisanterie. Qui appelait ce livre Das Kapital au lieu de Le capital, tout simplement, se désignait lui-même comme n'ayant jamais lu cet énorme ouvrage. Mieux, celui qui prétendait avoir « lu » cet ouvrage se désignait par le fait même à la suspicion. Parmi les cognoscenti, on ne lit pas Le capital, on l'étudie. Daniel De Leon, le marxiste américain, a passé, dit-on, deux ans à étudier les seules notes de bas de page.
Les gaspilleurs de Mack Reynolds (1967, traduction de l'américain par J. de Tersac) traite de l'espionnage politique qui a pour but de débusquer et d'anéantir tout groupement communiste, avec bien sûr l'Empire Soviétique en tête. Bien dans le contexte américain de l'époque, donc, cette nouvelle tourne habilement autour du pot et fait naître un nouveau mouvement fort ambigu, volontairement flou. Paranoïa, suspicion, détournement des messages politiques, réflexion humanitaire et écologique et une bonne critique du système. De l'humour, du foutage de gueule, la nouvelle est bien faite, sans être non plus mémorable.
— Je suis en règle, dit le jeune homme en lui mettant ses papiers dans la main. Voici le thermomètre, les comprimés d’aspirine, les pastilles pour la toux... Ça, c’est la vitamine C ; voici la B12, l’antiseptique, le leucoplast, la pommade ophtalmologique et l’étui d’antibiotique. J’ai tout : vous ne pouvez pas me coller une amende.
Le contrôleur examina minutieusement chaque chose ; puis il demanda, en le regardant droit dans les yeux :
— Gilet de corps ?
— Écoutez, je vais être en retard. Le Ministère de la Chanson est encore loin, place Flaminia ; et si vous me faites rater le prochain hélibus, je serai à la bourre...
— Gilet de corps ? insista l’homme de la C.G.M.
— Bon Dieu ! Mais je l’ai, ce gilet de corps. Et le tricot de laine aussi, et les grosses chaussettes. 
37° centigrades de Lino Aldani (1963, traduction de l'italien par Roland Stragliati) traite du système santé, des assurances, de la peur de la maladie. Bienvenue dans le monde du Big Brother version rhume ! Les médecins qui traitent les patients non mutualisés deviennent des parias autant que les sorcières du Moyen-Âge. À la fois légère et dramatique, cette nouvelle s'inscrit tout à fait dans le contexte américain actuel où il vaut mieux être assuré de n'être jamais malade ou être assuré tout court ; elle s'inscrit aussi dans une sorte d'orthodoxie radicale et d'injonction au bien-être à tout prix.

L’air nous mijotait un véritable Donora, évoluant vers une soupe chimique si infecte que je n’aurais jamais cru cela possible si je n’avais pas essayé de respirer cette saloperie. Il restait collé dans ma gorge et j’avais l’impression que mes yeux baignaient dans l’acide. Le soleil était à peine visible, disque pâle et maladif dans un ciel moutarde, ce qui n’empêchait pas les rues d’être un vrai four. Avec ça l’atmosphère était tellement chargée d’humidité qu’on aurait pu la saisir à pleines mains et la tordre pour la débarrasser de son eau... une eau qui n’aurait pas manqué d’être sale.
Vent d'est, vent d'ouest de Frank M. Robinson (1972, traduction de l'américain par Jean-Marie Dessaux) vous invite à vous munir de vos mouchoirs, masques à gaz et autres parures à préservation du système respiratoire. L'air est si pollué qu'on a dû interdire les voitures à essence, mais il semblerait qu'il y ait des nostalgiques prompts à la rébellion. À la fois une ode à la voiture classique et une critique radicale de la pollution des usines, des énergies fossiles et de l'irresponsabilité des gouvernements. Pas inoubliable, pas révolutionnaire, mais d'actualité. Bref, à quand les voitures entièrement électriques, à défaut d'être volantes ?

« Vois-tu, parfois il fallait toute une nuit pour compter les votes, et les gens s’impatientaient. C’est pourquoi on a inventé des machines spéciales qui examinaient les premiers votes et les comparaient avec les votes obtenus aux mêmes endroits au cours des années précédentes. De cette façon, les machines pouvaient déterminer quel serait le vote global et qui serait élu. Tu comprends ? »
De nouveau, Linda fit un signe d’assentiment.
« Comme Multivac, dit-elle.
— Les premiers ordinateurs étaient beaucoup plus petits que Multivac, répondit Matthew, mais ils sont devenus de plus en plus grands, de sorte qu’ils ont réussi à estimer, d’après un nombre de votes de plus en plus restreint, quel serait le résultat de l’élection. Et puis, en fin de compte, on a fabriqué Multivac, qui est capable de le déterminer d’après un seul vote. »
A voté d’Isaac Asimov (1955, traduction de l'américain par Denise Hersant) décrit une intelligence artificielle au service du gouvernement (coucou les robots) qui réussit à synthétiser, à partir du vote d'une seule personne, une prédiction générale pour élire un nouveau représentant. Très simple dans son concept, mais néanmoins très bien écrite, dans une ambiance de parano, d'angoisse et de régression. On n'est même plus dans la corruption, dans la triche dans le comptage, on est carrément dans l'aléatoire le plus total teinté d'une suprématie sans précédent, qui laisse peser tout le poids de la responsabilité sur les épaules d'une seule personne - se dédouanant par là-même. J'ai bien aimé cette nouvelle, qui sera donc mon entrée en matière pour ce grand écrivain de science fiction que j'ai hâte de découvrir davantage. 
Plongé dans un sommeil cryogénique, l'esprit refait toujours les mêmes rêves glacés, circulant indéfiniment au travers des longues années vides. Sydney Lee rêva maintes et maintes fois des tours sur Titan, de leurs lisses et impassibles murailles de métal supérieur à tout autre, de leurs machines vrombissant, sans arrêt, dans un but déterminé, qui remplissaient des tâches que les hommes ne pouvaient même pas soupçonner.
Où cours-tu mon adversaire ? de Ben Bova (1969, traduction de l'américain par Ben Zimmet) nous emmène loin de la Terre, vers un autre système solaire, pour rejoindre Sirius. Une race intelligente étrangère a établi ces tours menaçantes sur Titan et quitté le système solaire il y a une centaine de siècles. En faisant des recherches, les hommes ont découvert des signaux de vie sur Sirius A-2, et envoyé quelques émissaires en éclairage. Sydney Lee va tenter d'appréhender ces nouveaux êtres et découvrir la vérité. Une nouvelle vraiment intense, en immersion totale, qui ne manque de rien dans son intrigue. J'ai découvert un nouvel auteur de SF que j'ai bien envie d'approfondir.
Mais qui lui avait appris la peur ? Qui lui avait appris que le monde était son ennemi ? Vous, moi et tous les humains de la planète, et tous nos ancêtres bipèdes avant nous. Parce que nous étions une race trop jaune. Parce que de tous les billions d'êtres grouillant sur la surface du globe, il n'y en avait pas plus d'une poignée qui ait désiré rompre la chaîne des coups, de père en fille et fils, une génération après l'autre.
Le royaume de Dieu de Damon Knight (1954, traduction de l'américain par Nathalie Dudon) est clairement ma nouvelle préférée du coffret. Elle mêle complot gouvernemental, invasion extraterrestre, et loi du tallion inversée : "qu'il vous soit fait ce que vous faites aux autres". Elle me parle à un niveau personnel, et surtout elle est excellemment écrite, dans une ambiance carrément dingue, paranoïaque, surréaliste, avec humour et cynisme, mais aussi bienveillance à 100%. Si la vie existait ailleurs, à quoi ressemblerait-elle, et comment nous percevrait-elle ? Damon Knight y répond avec intelligence, remettant en cause l'humanité et ses travers, avec un point de vue à la fois néo-religieux et non-violent. J'adore.
Malgré toute sa délicatesse morale, Aza-Kra justifiait sans difficulté la douloureuse extinction des carnivores. De son point de vue, il valait mieux qu'ils disparaissent. C'était regrettable, bien sûr, mais...
Mais, sub specie aeternitatis, y avait-il une si grande différence entre un homme et un lion ?
C'est un lieu commun que de dire que, de tous les animaux, l'homme est celui qui tue sur la plus grande échelle. La question ne s'était jamais posée auparavant : pourrions-nous vivre sans tuer ?
Ce que j'ai beaucoup aimé, en dehors des nouvelles en soi, c'est le parti pris de la maison d'édition de placer la nouvelle dans un contexte historique, ce qui apporte plus de compréhension et de consistance. Ça permet aussi de se rendre compte quel évènement particulier a amené à imaginer un futur aussi sombre, et donc d'expliquer tout à fait le côté "dyschronique". J'ai également apprécié d'avoir une petite biographie de parcours des auteurs, pour les replacer dans la littérature de science-fiction et permettre de les découvrir un peu mieux au travers d'autres ouvrages. Bref, un coffret très réussi et plutôt varié dans les sujets. Et si vous voulez commencer petit avant d'entamer une grosse publication, je peux aussi vous conseiller La Tour des damnés de Brian Aldiss chez le même éditeur.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4


par Mrs.Krobb

Coffret Dyschroniques II
Le passager clandestin, juin 2018
37 euros

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