Extraits de Caliban et la Sorcière de Silvia Federici

• Introduction : 

Il est clair que la leçon politique à tirer de Caliban et la Sorcière est que le capitalisme, comme système socio-économique, est nécessairement enclin au racisme et au sexisme. Car le capitalisme doit justifier et mythifier les contradictions constitutives de ses rapports sociaux (la promesse de liberté vs. la réalité de la coercition généralisée, la promesse de prospérité vs. la réalité de la pénurie généralisée) en dénigrant la « nature » de ceux qu'il exploite : les femmes, les colonisés, les descendants d'esclaves africains, les immigrants déplacés par la mondialisation. Au coeur du capitalisme, on trouve non seulement le rapport symbiotique entre travail salarié contractualisé et asservissement, mais aussi la dialectique de l'accumulation et de la destruction des forces de travail, pour laquelle les femmes ont payé le plus lourd tribut, avec leurs corps, leur travail, leurs vies. Il est donc impossible d'associer le capitalisme avec quelque forme de libération que ce soit ou d'expliquer la longévité du système par sa capacité à satisfaire les besoins humains. Si le capitalisme a été en mesure de se reproduire, c'est seulement grâce aux inégalités dont il a tissé le corps du prolétariat mondial et grâce à sa capacité à mondialiser l'exploitation. Ce processus se déroule toujours sous nos yeux, comme il le fait depuis 500 ans. La différence c'est qu'aujourd'hui la résistance à ce processus est aussi parvenue à une dimension mondiale.


• Essor du capitalisme :

Les femmes aussi, de toutes les classes, furent touchées de façon extrêmement négative par la marchandisation croissante de la vie, car celle-ci devait par la suite réduire leur accès à la propriété et au revenu. Dans les villes marchandes italiennes, les femmes perdirent leur droit à hériter d'un tiers de la propriété de leurs maris (la tertia). Dans les zones rurales, elles furent par la suite exclues de la possession de la terre, particulièrement quand elles étaient célibataires ou veuves. En conséquence, à partir du XIIIe siècle, elles furent à la tête du mouvement d'exode rural, étant les plus nombreuses parmi les ruraux immigrant vers les villes. À partir du XVe siècle, les femmes constituaient un pourcentage élevé de la population des villes. La plupart d'entre elles y vivaient dans des conditions difficiles, occupant des emplois mal payés de servantes, colporteuses, marchandes au détail (souvent punies d'amende pour défaut de patente), fileuses, membres des corporations inférieures, et prostituées.

Alors qu'elles étaient généralement les membres les plus pauvres de la société urbaine, les femmes finirent par avoir accès à de nombreuses professions qui plus tard seraient considérées comme des emplois masculins. Dans les villes médiévales, les femmes travaillaient comme forgeronnes, bouchères, boulangères, chandelières, chapelières, brasseuses, cardeuses de laine, et détaillantes. (...) À partir du XIVe siècle, les femmes devinrent également maîtresses d'école ou docteurs et chirurgiennes, et commencèrent à concurrencer les hommes passés par l'université, acquérant quelquefois une grande renommée. (...) À mesure que les femmes acquéraient plus d'autonomie, leur présence dans la vie sociale commença à être enregistrée plus fréquemment : dans les sermons des prêtres qui vilipendaient leur indiscipline ; dans les comptes rendus des tribunaux devant lesquelles elles dénonçaient ceux qui les avaient maltraitées ; dans les ordonnances des villes réglementant la prostitution ; parmi les milliers de non-combattants qui suivaient les armées ; et par-dessus tout, dans les nouveaux mouvements populaires, en particulier ceux des hérétiques. (...) On assiste à une réaction misogyne, particulièrement manifeste dans les satires des fabliaux, où l'on trouve les premières traces de ce que les historiens ont qualifié de « lutte pour savoir qui porte la culotte ».

L'hérésie était l'équivalent de la « théologie de la libération » pour le prolétariat médiéval. Elle fournissait un cadre aux revendications de rénovation spirituelle et de justice sociale populaires, défiant à la fois l'Église et l'autorité séculière au nom d'une vérité supérieure. Elle dénonçait les hiérarchies sociales, la propriété privée et l'accumulation de richesse, et elle propageait une conception nouvelle, révolutionnaire, de la société qui, pour la première fois au Moyen Âge, redéfinissait tous les aspects de la vie quotidienne (travail, propriété, reproduction sexuelle, et la position des femmes), posant la question de l'émancipation en des termes vraiment universels.

Mais l'importance économique de la reproduction de la force de travail effectuée dans le foyer et sa fonction dans l'accumulation du capital devint invisible, mythifiée comme aspiration naturelle et qualifiée de « travail de femme ». En outre, les femmes furent exclues de nombreux emplois salariés et, quand elles travaillaient pour un salaire, elles gagnaient une misère en regard su salaire moyen masculin. Ces bouleversements historiques, qui culminèrent au XIXe siècle avec l'introduction de la femme au foyer à plein temps, redéfinirent la position des femmes dans la société et vis-à-vis des hommes. La division sexuelle du travail qui en résulta assigna non seulement les femmes au travail reproductif, mais accrut leur dépendance par rapport aux hommes, permettant aux employeurs et à l'État d'utiliser le salaire masculin comme un moyen de maîtriser le travail des femmes.

Il fallut des siècles pour que les salaires en Europe retrouvent le niveau qu'ils avaient atteint à la fin du Moyen Âge. Les choses se détériorèrent au point que, en Angleterre, vers 1550, les artisans mâles devaient travailler 40 semaines pour gagner ce qu'ils pouvaient obtenir au début du siècle en 15 semaines. En France, les salaires chutèrent de 60% entre 1470 et 1570. L'effondrement des salaires fut particulièrement préjudiciables aux femmes. Au XIVe siècle, elles percevaient la moitié de la paye d'un homme à tâche égale, mais au milieu du XVIe siècle, elles ne touchaient plus qu'un tiers du salaire masculin, lui-même réduit, et ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins par le travail salarié, que ce soit dans l'agriculture ou dans la manufacture. Cela fut très certainement la cause de la diffusion massive de la prostitution à cette époque.

On disait même que le travail que les femmes effectuaient à domicile était du « non-travail » et ne valait rien quand il était effectué pour le marché. Ainsi, si une femme cousait des habits, il s'agissait de « travail domestique » ou « d'entretien du ménage », même si les habits n'étaient pas destinés à la famille, alors que la même tâche était considérée comme « productive » lorsqu'un homme l'effectuait. (...) Rapidement, tout le travail féminin effectué à domicile fut défini comme « travaux de ménage » et même lorsqu'il était effectué au dehors, il était moins payé que le travail des hommes, et jamais suffisamment pour que les femmes puissent en vivre.

Ce qui ressort de ce type d'arrangement, c'est qu'alors que toute sa vie l'épouse travaillait aux côtés du mari, produisait aussi pour le marché, lui seul percevait un salaire. Cela valait aussi pour les travailleuses une fois mariées. En Angleterre « un homme marié [...] avait légalement droit aux gains de sa femme », même lorsqu'elle travaillait comme nourrice.


• Corps :

Comme l'a montré Jacques Rossiaud dans La Prostitution médiévale (1988), en France, les autorités municipales décriminalisèrent le viol en pratique, pourvu que les victimes fussent des femmes de la classe inférieure. À Venise au XIVe siècle, le viol d'une femme prolétaire non mariée n'entraînait guère plus qu'une remontrance, même dans les cas, fréquents, où il impliquait une agression en bande.

En conséquence, les femmes furent persécutées en masse, et il y eut davantage d'exécutions de femmes pour infanticide dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles que pour tout autre crime, à l'exception de la sorcellerie, une accusation qui tournait aussi autour du meurtre d'enfants et d'autres transgressions des normes reproductives. (...) Le soupçon s'abattit aussi sur les sages-femmes, amenant les docteurs à faire leur entrée dans les salles d'accouchement. C'était davantage la crainte des autorités quant à de possibles infanticides qui en était la source, que les soi-disant doutes sur les compétences médicales des sages-femmes. Avec la marginalisation des sages-femmes débuta le processus par lequel les femmes allaient perdre leur contrôle sur la procréation, réduites à un rôle passif dans l'enfantement, alors que les docteurs mâles devenaient les véritables « donneurs de vie » (...) Avec ce changement, une nouvelle pratique médicale allait s'imposer, faisant passer la vie du foetus avant celle de la mère en cas d'urgence vitale. (...) Alors qu'au Moyen Âge les femmes avaient exercé un contrôle incontestable sur le processus d'enfantement, leur utérus, à partir de ce moment-là, devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes et l'État, et la procréation était directement mise au service de l'accumulation capitaliste.

Nous voyons, en d'autres termes, que le corps humain et non la machine à vapeur, ni même l'horloge, fut la première machine développée par le capitalisme. Mais si le corps est une machine, un problème émerge alors immédiatement : comment le faire fonctionner ? Deux modèles différents de gouvernement du corps dérivent des théories de la philosophie mécaniste. D'un côté, le modèle cartésien qui, partant de l'hypothèse d'un corps purement mécanique, postule la possibilité de développer chez l'individu des mécanismes d'autodiscipline, d'autorégulation, de gestion de soi autorisant des rapports de travail volontaires et un gouvernement basé sur le consentement. De l'autre côté, le modèle hobbesien, lequel, refusant une raison libérée du corps, externalise les fonctions de commandement, les consignant à l'autorité absolue de l'État.

De nombreuses pratiques commencèrent à se manifester dans la vie quotidienne signalant la profonde transformation survenant dans ce domaine : l'utilisation des couverts, le développement du sentiment de honte à l'égard de la nudité, l'avènement de « manières » tentant de réguler comment l'on rit, marche, éternue, comment se tenir à table, et jusqu'où peut-on chanter, plaisanter, jouer. Alors que l'individu était dissocié de façon croissante du corps, ce dernier devint un objet d'observation constante, comme s'il s'agissait d'un ennemi. Le corps commença d'inspirer peur et répugnance.


• Condition des femmes :

En France, [les femmes célibataires] perdirent le droit de contracter ou de se représenter elles-mêmes au tribunal, étant déclarées légalement « imbéciles ». En Italie, elles commencèrent à apparaître de moins en moins fréquemment devant les tribunaux pour dénoncer les abus dont elles faisaient l'objet. En Allemagne, lorsqu'une femme de la bourgeoisie devenait veuve, il était d'usage de nommer un tuteur pour gérer ses affaires. Les femmes allemandes n'avaient aussi pas le droit de vivre seules ou avec d'autres femmes et, dans le cas des pauvres, même avec leur propre famille, puisqu'on estimait qu'elles ne seraient pas suffisamment contrôlée. En somme, de pair avec la dévalorisation économique et sociale, les femmes connurent un processus d'infantilisation légale.

Aucune des tactiques déployées contre les femmes européennes et les sujets coloniaux n'aurait fonctionné, si elles n'avaient pas été appuyées par une campagne de terreur. Dans le cas des femmes européennes, ce fut la chasse aux sorcières qui joua le rôle principal dans la construction de leur nouvelle fonction sociale, et dans la dépréciation de leur identité sociale. Leur définition comme êtres démoniaques et les pratiques atroces et humiliantes auxquelles tant d'entre elles furent soumises laissèrent des traces indélébiles sur la psyché collective féminine et sur la perception que les femmes pouvaient avoir de leurs capacités.


• Chasse aux sorcières : 

L'éradication de ces pratiques était une condition nécessaire à la rationalisation capitaliste du travail, parce que la magie apparaissait comme une forme illicite de pouvoir et un instrument pour obtenir ce que l'on voulait sans travail, c'est-à-dire le refus du travail en action. « La magie tue l'industrie » se lamente Francis Bacon, admettant que rien ne lui répugnait davantage que l'hypothèse que quiconque puisse obtenir des résultats au moyen de quelques expédients oisifs, plutôt qu'à la sueur de son front. En outre, la magie reposait sur une conception qualitative de l'espace et du temps qui excluait la régulation du procès de travail. Comment les nouveaux entrepreneurs pouvaient-ils imposer des cadres réguliers de travail à un prolétariat ancré dans la croyance qu'il y a des jours favorables et d'autres pas, autrement dit, des jours où l'on peut voyager et d'autres où l'on ne doit pas sortir de chez soi, des jours où se marier et d'autres où toute initiative doit être soigneusement évitée ?

Le fait que les victimes, en Europe, aient principalement été des paysannes explique probablement l'indifférence des historiens à ce génocide. Une indifférence qui a frôlé la complicité, l'effacement des sorcières des pages de l'histoire ayant contribué à banaliser leur élimination physique sur le bûcher, laissant penser qu'il s'agissait d'un phénomène mineur, voire une affaire de folklore. Ceux qui se sont penchés sur la chasse aux sorcières (par le passé presque exclusivement des hommes) se montraient souvent les dignes héritiers des démonologues du XVIe siècle. Tout en déplorant leur extermination, beaucoup ont tenu à les représenter comme de malheureuses folles, frappées d'hallucinations, de sorte que leur persécution prenait un sens de « thérapie sociale », servant à renforcer la cohésion sociale. On a décrit cette persécution en termes médicaux, une « panique », une « folie », une « épidémie », caractérisations qui toutes disculpent les chasseurs de sorcières et dépolitisent leurs crimes.

Parmi les écrivains féministes d'Amérique du Nord, celles qui ont le plus directement identifié histoire des sorcières et lutte des femmes pour la libération sont Mary Daly, Starhawk (...), Barbara Ehrenreich et Deirdre English, dont le livre Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes et de la médecine (...) fut pour beaucoup de féministes, y compris moi-même, la première introduction à l'histoire de la chasse aux sorcières.

La chasse aux sorcières a eu lieu en même temps que la colonisation et l'extermination des populations du Nouveau Monde, les enclosures anglaises, le début de la traite des esclaves, la promulgation des « Bloody Laws » contre les vagabonds et les mendiants, et elle a culminé dans l'interrègne entre la fin du féodalisme et l' « essor » du capitalisme, au moment où la paysannerie d'Europe atteint le sommet de son pouvoir mais, à terme, a aussi consommé sa défaite historique - on aurait pu trouver un sens à tout cela. Cependant, cet aspect de l'accumulation primitive est jusqu'à présent véritablement demeuré un secret.

Tandis que l'ampleur de la chasse aux sorcières fait toujours débat, des estimations régionales ont été fournies par Midelfort et Larner. Midelfort a découvert qu'en Allemagne du Sud-Ouest, au moins 3200 sorcières furent brûlées pour la seule période entre 1560 et 1670, pendant laquelle « on ne brûla plus les sorcières isolément ou par couples, mais par vingtaines et par centaines ». Christina Larner porte le nombre de femmes exécutées en Écosse entre 1590 et 1650 à 4500 ; mais elle admet aussi que le chiffre est peut-être bien plus élevé, puisque la prérogative de mener des chasses aux sorcières était aussi accordée aux notables locaux, qui avaient carte blanche non seulement pour arrêter des « sorcières », mais aussi pour conserver les procès verbaux.

Les accusations portées contre les sorcières sont si grotesques et improbables qu'on ne peut les comparer à d'autres mobiles ou crimes, ce qui représente un obstacle majeur dans la recherche d'une explication. Comment en effet expliquer que pendant plus de deux siècles, dans de nombreux pays européens, des centaines de milliers de femmes ont été jugées, torturées, brûlées vives ou pendues, accusées d'avoir vendu leur corps et leur âme au diable et, par la magie, d'avoir assassiné un grand nombre d'enfants, d'avoir sucé leur sang, d'avoir fait des potions avec leur chair, d'avoir causé la mort dans leur voisinage, d'avoir détruit le bétail et les récoltes, d'avoir soulevé des tempêtes, et d'avoir accompli bien d'autres abominations ?

Ainsi, le rôle que la chasse aux sorcières a joué dans l'évolution du monde bourgeois, et en particulier dans le développement de la discipline capitaliste de la sexualité, a été effacé de nos mémoires. Nous pouvons cependant retrouver dans ce processus l'origine de certains tabous de notre époque. Tel est le cas de l'homosexualité, qui dans beaucoup de régions d'Europe était alors complètement acceptée pendant la Renaissance, mais fut éliminée pendant la chasse aux sorcières. La persécution des homosexuels fut si féroce que sa mémoire s'est sédimentée dans notre langage. Le terme anglais faggot nous rappelle que parfois les homosexuels étaient utilisés comme petit bois pour les bûchers sur lesquels on brûlait des sorcières, tandis que l'italien finnochio fait référence à la pratique qui consistait à répandre ces légumes aromatiques sur les bûchers pour couvrir la puanteur de la chair brûlée.


• Colonisation, génocides et esclavage :

Les estimations quant à la baisse de population en Amérique du Sud et centrale, au cours du premier siècle après l'arrivée de Colomb, varient énormément, mais les chercheurs contemporains s'accordent presque unanimement à comparer ses effets à un Holocauste américain. André Gunder Frank écrit : « En un peu plus d'un siècle, la population indienne avait diminué de 90%, de 95% même au Mexique, au Pérou et dans certaines autres régions [...]. »

Quand Christophe Colomb s'embarqua pour les « Indes », la chasse aux sorcières n'était pas encore un phénomène d'ampleur en Europe. Par contre, il était déjà fréquent que les élites emploient l'accusation de culte satanique contre leurs ennemis politiques et pour discréditer des populations entières (notamment les musulmans et les juifs). On peut même aller jusqu'à parler, comme le fait Seymour Philipps, d'une « société de la persécution » qui se développe à travers l'Europe médiévale, entretenue par la militarisation et l'intolérance chrétienne et dans laquelle « l'autre » devient un objet d'agression. (...) Ces modèles ont fourni le prisme par lequel les missionnaires et les conquistadors ont interprété les cultures, les religions et les pratiques sexuelles des populations qu'ils ont rencontrées.

Il faut aussi noter que les rituels cannibales découverts en Amérique et qui occupent une bonne place dans les récits de la conquête n'ont pas dû être bien différents des pratiques médicales alors populaires en Europe. Au XVIe, XVIIe, et même au XVIIIe siècle, boire du sang humain (particulièrement lorsque le sang était récolté après une mort violente) et du jus de momie (qu'on obtenait par macération de chair humaine dans diverses liqueurs) étaient des remèdes courants pour traiter l'épilepsie et autres maladies dans de nombreux pays européens. Ce type de cannibalisme « impliquant chair, sang, coeur, os, moelle et autres parties du corps ne se limitait pas aux franges marginales de la société, mais était pratiqué par les cercles les plus respectables ». Il n'y a donc aucune raison d'attribuer à un choc culturel l'horreur qu'ont ressentie les Espagnols envers les populations aborigènes après les années 1550. Il faut plutôt la comprendre comme un phénomène inhérent à la logique coloniale qui déshumanise et terrifie systématiquement ceux qu'elle projette de réduire en esclavage.

De telles campagnes eurent également lieu dans le reste du Pérou et du Mexique. Elles venaient appuyer la réforme exigée par la couronne royale. Il lui fallait augmenter l'exploitation du travail indigène pour accroître le flux des réserves d'or dans ses coffres. Appuyées sur la lutte contre l'idolâtrie, deux mesures furent alors prises dans ce but. Premièrement, la force de travail que les chefs locaux devaient fournir pour l'exploitation des mines et des obrajes fut largement augmentée. L'exécution de cette nouvelle loi fut confiée à un délégué local de la couronne (corregidore), qui avait le droit d'arrêter et d'administrer diverses formes de punition à qui ne s'y conformait pas. Deuxièmement, un programme de déportation (reducciónes) fut introduit qui déplaça de larges populations rurales dans certains villages afin de les placer sous un contrôle plus direct. Dans ces deux cas, la destruction des huacas et la persécution contre les pratiques religieuses ancestrales qui leur étaient associées furent un outil de répression. Les reducciónes furent renforcées par la diabolisation des lieux de culte. Il apparut toutefois bientôt que, sous couvert de christianisation, les gens continuaient à adorer leurs dieux, de la même façon qu'ils continuaient à revenir à leurs milpas (champs) malgré les déplacements forcés. C'est ainsi qu'au lieu de se résorber, les attaques contre les divinités indigènes s'intensifièrent au fil du temps, pour atteindre leur apogée entre 1619 et 1660. La destruction des idoles s'accompagna alors de véritables chasses aux sorcières, qui prirent cette fois-ci les femmes pour cible particulière.

Ainsi, dans ces mêmes régions qui furent le théâtre des plus grandes campagnes contre l'idolâtrie aux XVIe et XVIIe siècles, l'Inquisition renonça au XVIIIe siècle à agir sur les croyances religieuses et morales des populations, et estima visiblement que celles-ci ne constituaient plus un danger pour l'ordre colonial. Une posture paternaliste remplaça les persécutions, qui considérait l'idolâtrie et la pratique de la magie comme des manies des populations ignorantes qui ne méritaient guère d'être prises en considération par « la gente de la razón ». La question de la sorcellerie, dès lors, devait migrer vers les plantations d'esclaves en plein essor du Brésil, des Caraïbes et d'Amérique du Nord. Après la guerre du roi Philippe, les colons anglais justifièrent les massacres des Indiens d'Amérique en les qualifiant de suppôts du diable.

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