• Introduction :
Il est clair que la leçon politique à tirer de Caliban et la Sorcière
est que le capitalisme, comme système socio-économique, est
nécessairement enclin au racisme et au sexisme. Car le capitalisme doit
justifier et mythifier les contradictions constitutives de ses rapports
sociaux (la promesse de liberté vs. la réalité de la coercition
généralisée, la promesse de prospérité vs. la réalité de la pénurie
généralisée) en dénigrant la « nature » de ceux qu'il exploite : les
femmes, les colonisés, les descendants d'esclaves africains, les
immigrants déplacés par la mondialisation. Au coeur du capitalisme, on
trouve non seulement le rapport symbiotique entre travail salarié
contractualisé et asservissement, mais aussi la dialectique de
l'accumulation et de la destruction des forces de travail, pour laquelle
les femmes ont payé le plus lourd tribut, avec leurs corps, leur
travail, leurs vies. Il est donc impossible d'associer le capitalisme
avec quelque forme de libération que ce soit ou d'expliquer la longévité
du système par sa capacité à satisfaire les besoins humains. Si le
capitalisme a été en mesure de se reproduire, c'est seulement grâce aux
inégalités dont il a tissé le corps du prolétariat mondial et grâce à sa
capacité à mondialiser l'exploitation. Ce processus se déroule toujours
sous nos yeux, comme il le fait depuis 500 ans. La différence c'est
qu'aujourd'hui la résistance à ce processus est aussi parvenue à une
dimension mondiale.
• Essor du capitalisme :
Les femmes aussi, de toutes les
classes, furent touchées de façon extrêmement négative par la
marchandisation croissante de la vie, car celle-ci devait par la suite
réduire leur accès à la propriété et au revenu. Dans les villes
marchandes italiennes, les femmes perdirent leur droit à hériter d'un
tiers de la propriété de leurs maris (la tertia). Dans les zones
rurales, elles furent par la suite exclues de la possession de la terre,
particulièrement quand elles étaient célibataires ou veuves. En
conséquence, à partir du XIIIe siècle, elles furent à la tête du
mouvement d'exode rural, étant les plus nombreuses parmi les ruraux
immigrant vers les villes. À partir du XVe siècle, les femmes
constituaient un pourcentage élevé de la population des villes. La
plupart d'entre elles y vivaient dans des conditions difficiles,
occupant des emplois mal payés de servantes, colporteuses, marchandes au
détail (souvent punies d'amende pour défaut de patente), fileuses,
membres des corporations inférieures, et prostituées.
Alors
qu'elles étaient généralement les membres les plus pauvres de la
société urbaine, les femmes finirent par avoir accès à de nombreuses
professions qui plus tard seraient considérées comme des emplois
masculins. Dans les villes médiévales, les femmes travaillaient comme
forgeronnes, bouchères, boulangères, chandelières, chapelières,
brasseuses, cardeuses de laine, et détaillantes. (...) À partir du XIVe
siècle, les femmes devinrent également maîtresses d'école ou docteurs et
chirurgiennes, et commencèrent à concurrencer les hommes passés par
l'université, acquérant quelquefois une grande renommée. (...) À mesure
que les femmes acquéraient plus d'autonomie, leur présence dans la vie
sociale commença à être enregistrée plus fréquemment : dans les sermons
des prêtres qui vilipendaient leur indiscipline ; dans les comptes
rendus des tribunaux devant lesquelles elles dénonçaient ceux qui les
avaient maltraitées ; dans les ordonnances des villes réglementant la
prostitution ; parmi les milliers de non-combattants qui suivaient les
armées ; et par-dessus tout, dans les nouveaux mouvements populaires, en
particulier ceux des hérétiques. (...) On assiste à une réaction
misogyne, particulièrement manifeste dans les satires des fabliaux, où
l'on trouve les premières traces de ce que les historiens ont qualifié
de « lutte pour savoir qui porte la culotte ».
L'hérésie
était l'équivalent de la « théologie de la libération » pour le
prolétariat médiéval. Elle fournissait un cadre aux revendications de
rénovation spirituelle et de justice sociale populaires, défiant à la
fois l'Église et l'autorité séculière au nom d'une vérité supérieure.
Elle dénonçait les hiérarchies sociales, la propriété privée et
l'accumulation de richesse, et elle propageait une conception nouvelle,
révolutionnaire, de la société qui, pour la première fois au Moyen Âge,
redéfinissait tous les aspects de la vie quotidienne (travail,
propriété, reproduction sexuelle, et la position des femmes), posant la
question de l'émancipation en des termes vraiment universels.
Mais l'importance
économique de la reproduction de la force de travail effectuée dans le
foyer et sa fonction dans l'accumulation du capital devint invisible,
mythifiée comme aspiration naturelle et qualifiée de « travail de femme
». En outre, les femmes furent exclues de nombreux emplois salariés et,
quand elles travaillaient pour un salaire, elles gagnaient une misère en
regard su salaire moyen masculin. Ces bouleversements historiques, qui
culminèrent au XIXe siècle avec l'introduction de la femme au foyer à
plein temps, redéfinirent la position des femmes dans la société et
vis-à-vis des hommes. La division sexuelle du travail qui en résulta
assigna non seulement les femmes au travail reproductif, mais accrut
leur dépendance par rapport aux hommes, permettant aux employeurs et à
l'État d'utiliser le salaire masculin comme un moyen de maîtriser le
travail des femmes.
Il fallut des siècles pour que les
salaires en Europe retrouvent le niveau qu'ils avaient atteint à la fin
du Moyen Âge. Les choses se détériorèrent au point que, en Angleterre,
vers 1550, les artisans mâles devaient travailler 40 semaines pour
gagner ce qu'ils pouvaient obtenir au début du siècle en 15 semaines. En
France, les salaires chutèrent de 60% entre 1470 et 1570.
L'effondrement des salaires fut particulièrement préjudiciables aux
femmes. Au XIVe siècle, elles percevaient la moitié de la paye d'un
homme à tâche égale, mais au milieu du XVIe siècle, elles ne touchaient
plus qu'un tiers du salaire masculin, lui-même réduit, et ne pouvaient
plus subvenir à leurs besoins par le travail salarié, que ce soit dans
l'agriculture ou dans la manufacture. Cela fut très certainement la
cause de la diffusion massive de la prostitution à cette époque.
On disait même que le
travail que les femmes effectuaient à domicile était du « non-travail »
et ne valait rien quand il était effectué pour le marché. Ainsi, si une
femme cousait des habits, il s'agissait de « travail domestique » ou «
d'entretien du ménage », même si les habits n'étaient pas destinés à la
famille, alors que la même tâche était considérée comme « productive »
lorsqu'un homme l'effectuait. (...) Rapidement, tout le travail féminin
effectué à domicile fut défini comme « travaux de ménage » et même
lorsqu'il était effectué au dehors, il était moins payé que le travail
des hommes, et jamais suffisamment pour que les femmes puissent en
vivre.
Ce qui ressort de ce type d'arrangement, c'est
qu'alors que toute sa vie l'épouse travaillait aux côtés du mari,
produisait aussi pour le marché, lui seul percevait un salaire. Cela
valait aussi pour les travailleuses une fois mariées. En Angleterre « un
homme marié [...] avait légalement droit aux gains de sa femme », même
lorsqu'elle travaillait comme nourrice.
• Corps :
Comme
l'a montré Jacques Rossiaud dans La Prostitution médiévale (1988), en
France, les autorités municipales décriminalisèrent le viol en pratique,
pourvu que les victimes fussent des femmes de la classe inférieure. À
Venise au XIVe siècle, le viol d'une femme prolétaire non mariée
n'entraînait guère plus qu'une remontrance, même dans les cas,
fréquents, où il impliquait une agression en bande.
En
conséquence, les femmes furent persécutées en masse, et il y eut
davantage d'exécutions de femmes pour infanticide dans l'Europe des XVIe
et XVIIe siècles que pour tout autre crime, à l'exception de la
sorcellerie, une accusation qui tournait aussi autour du meurtre
d'enfants et d'autres transgressions des normes reproductives. (...) Le
soupçon s'abattit aussi sur les sages-femmes, amenant les docteurs à
faire leur entrée dans les salles d'accouchement. C'était davantage la
crainte des autorités quant à de possibles infanticides qui en était la
source, que les soi-disant doutes sur les compétences médicales des
sages-femmes. Avec la marginalisation des sages-femmes débuta le
processus par lequel les femmes allaient perdre leur contrôle sur la
procréation, réduites à un rôle passif dans l'enfantement, alors que les
docteurs mâles devenaient les véritables « donneurs de vie » (...) Avec
ce changement, une nouvelle pratique médicale allait s'imposer, faisant
passer la vie du foetus avant celle de la mère en cas d'urgence vitale.
(...) Alors qu'au Moyen Âge les femmes avaient exercé un contrôle
incontestable sur le processus d'enfantement, leur utérus, à partir de
ce moment-là, devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes
et l'État, et la procréation était directement mise au service de
l'accumulation capitaliste.
Nous voyons, en d'autres termes,
que le corps humain et non la machine à vapeur, ni même l'horloge, fut
la première machine développée par le capitalisme. Mais si le corps est
une machine, un problème émerge alors immédiatement : comment le faire
fonctionner ? Deux modèles différents de gouvernement du corps dérivent
des théories de la philosophie mécaniste. D'un côté, le modèle cartésien
qui, partant de l'hypothèse d'un corps purement mécanique, postule la
possibilité de développer chez l'individu des mécanismes
d'autodiscipline, d'autorégulation, de gestion de soi autorisant des
rapports de travail volontaires et un gouvernement basé sur le
consentement. De l'autre côté, le modèle hobbesien, lequel, refusant une
raison libérée du corps, externalise les fonctions de commandement, les
consignant à l'autorité absolue de l'État.
De
nombreuses pratiques commencèrent à se manifester dans la vie
quotidienne signalant la profonde transformation survenant dans ce
domaine : l'utilisation des couverts, le développement du sentiment de
honte à l'égard de la nudité, l'avènement de « manières » tentant de
réguler comment l'on rit, marche, éternue, comment se tenir à table, et
jusqu'où peut-on chanter, plaisanter, jouer. Alors que l'individu était
dissocié de façon croissante du corps, ce dernier devint un objet
d'observation constante, comme s'il s'agissait d'un ennemi. Le corps
commença d'inspirer peur et répugnance.
• Condition des femmes :
En France, [les
femmes célibataires] perdirent le droit de contracter ou de se
représenter elles-mêmes au tribunal, étant déclarées légalement «
imbéciles ». En Italie, elles commencèrent à apparaître de moins en
moins fréquemment devant les tribunaux pour dénoncer les abus dont elles
faisaient l'objet. En Allemagne, lorsqu'une femme de la bourgeoisie
devenait veuve, il était d'usage de nommer un tuteur pour gérer ses
affaires. Les femmes allemandes n'avaient aussi pas le droit de vivre
seules ou avec d'autres femmes et, dans le cas des pauvres, même avec
leur propre famille, puisqu'on estimait qu'elles ne seraient pas
suffisamment contrôlée. En somme, de pair avec la dévalorisation
économique et sociale, les femmes connurent un processus
d'infantilisation légale.
Aucune des tactiques
déployées contre les femmes européennes et les sujets coloniaux n'aurait
fonctionné, si elles n'avaient pas été appuyées par une campagne de
terreur. Dans le cas des femmes européennes, ce fut la chasse aux
sorcières qui joua le rôle principal dans la construction de leur
nouvelle fonction sociale, et dans la dépréciation de leur identité
sociale. Leur définition comme êtres démoniaques et les pratiques
atroces et humiliantes auxquelles tant d'entre elles furent soumises
laissèrent des traces indélébiles sur la psyché collective féminine et
sur la perception que les femmes pouvaient avoir de leurs capacités.
• Chasse aux sorcières :
L'éradication
de ces pratiques était une condition nécessaire à la rationalisation
capitaliste du travail, parce que la magie apparaissait comme une forme
illicite de pouvoir et un instrument pour obtenir ce que l'on voulait
sans travail, c'est-à-dire le refus du travail en action. « La magie tue
l'industrie » se lamente Francis Bacon, admettant que rien ne lui
répugnait davantage que l'hypothèse que quiconque puisse obtenir des
résultats au moyen de quelques expédients oisifs, plutôt qu'à la sueur
de son front. En outre, la magie reposait sur une conception qualitative
de l'espace et du temps qui excluait la régulation du procès de
travail. Comment les nouveaux entrepreneurs pouvaient-ils imposer des
cadres réguliers de travail à un prolétariat ancré dans la croyance
qu'il y a des jours favorables et d'autres pas, autrement dit, des jours
où l'on peut voyager et d'autres où l'on ne doit pas sortir de chez
soi, des jours où se marier et d'autres où toute initiative doit être
soigneusement évitée ?
Le fait que les
victimes, en Europe, aient principalement été des paysannes explique
probablement l'indifférence des historiens à ce génocide. Une
indifférence qui a frôlé la complicité, l'effacement des sorcières des
pages de l'histoire ayant contribué à banaliser leur élimination
physique sur le bûcher, laissant penser qu'il s'agissait d'un phénomène
mineur, voire une affaire de folklore. Ceux qui se sont penchés sur la
chasse aux sorcières (par le passé presque exclusivement des hommes) se
montraient souvent les dignes héritiers des démonologues du XVIe siècle.
Tout en déplorant leur extermination, beaucoup ont tenu à les
représenter comme de malheureuses folles, frappées d'hallucinations, de
sorte que leur persécution prenait un sens de « thérapie sociale »,
servant à renforcer la cohésion sociale. On a décrit cette persécution
en termes médicaux, une « panique », une « folie », une « épidémie »,
caractérisations qui toutes disculpent les chasseurs de sorcières et
dépolitisent leurs crimes.
Parmi les écrivains
féministes d'Amérique du Nord, celles qui ont le plus directement
identifié histoire des sorcières et lutte des femmes pour la libération
sont Mary Daly, Starhawk (...), Barbara Ehrenreich et Deirdre English,
dont le livre Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des
femmes et de la médecine (...) fut pour beaucoup de féministes, y
compris moi-même, la première introduction à l'histoire de la chasse aux
sorcières.
La chasse aux sorcières a eu lieu en même
temps que la colonisation et l'extermination des populations du Nouveau
Monde, les enclosures anglaises, le début de la traite des esclaves, la
promulgation des « Bloody Laws » contre les vagabonds et les mendiants,
et elle a culminé dans l'interrègne entre la fin du féodalisme et l' «
essor » du capitalisme, au moment où la paysannerie d'Europe atteint le
sommet de son pouvoir mais, à terme, a aussi consommé sa défaite
historique - on aurait pu trouver un sens à tout cela. Cependant, cet
aspect de l'accumulation primitive est jusqu'à présent véritablement
demeuré un secret.
Tandis que l'ampleur de la chasse
aux sorcières fait toujours débat, des estimations régionales ont été
fournies par Midelfort et Larner. Midelfort a découvert qu'en Allemagne
du Sud-Ouest, au moins 3200 sorcières furent brûlées pour la seule
période entre 1560 et 1670, pendant laquelle « on ne brûla plus les
sorcières isolément ou par couples, mais par vingtaines et par centaines
». Christina Larner porte le nombre de femmes exécutées en Écosse entre
1590 et 1650 à 4500 ; mais elle admet aussi que le chiffre est
peut-être bien plus élevé, puisque la prérogative de mener des chasses
aux sorcières était aussi accordée aux notables locaux, qui avaient
carte blanche non seulement pour arrêter des « sorcières », mais aussi
pour conserver les procès verbaux.
Les accusations
portées contre les sorcières sont si grotesques et improbables qu'on ne
peut les comparer à d'autres mobiles ou crimes, ce qui représente un
obstacle majeur dans la recherche d'une explication. Comment en effet
expliquer que pendant plus de deux siècles, dans de nombreux pays
européens, des centaines de milliers de femmes ont été jugées,
torturées, brûlées vives ou pendues, accusées d'avoir vendu leur corps
et leur âme au diable et, par la magie, d'avoir assassiné un grand
nombre d'enfants, d'avoir sucé leur sang, d'avoir fait des potions avec
leur chair, d'avoir causé la mort dans leur voisinage, d'avoir détruit
le bétail et les récoltes, d'avoir soulevé des tempêtes, et d'avoir
accompli bien d'autres abominations ?
Ainsi, le rôle
que la chasse aux sorcières a joué dans l'évolution du monde bourgeois,
et en particulier dans le développement de la discipline capitaliste de
la sexualité, a été effacé de nos mémoires. Nous pouvons cependant
retrouver dans ce processus l'origine de certains tabous de notre
époque. Tel est le cas de l'homosexualité, qui dans beaucoup de régions
d'Europe était alors complètement acceptée pendant la Renaissance, mais
fut éliminée pendant la chasse aux sorcières. La persécution des
homosexuels fut si féroce que sa mémoire s'est sédimentée dans notre
langage. Le terme anglais faggot nous rappelle que parfois les
homosexuels étaient utilisés comme petit bois pour les bûchers sur
lesquels on brûlait des sorcières, tandis que l'italien finnochio fait
référence à la pratique qui consistait à répandre ces légumes
aromatiques sur les bûchers pour couvrir la puanteur de la chair brûlée.
• Colonisation, génocides et esclavage :
Les
estimations quant à la baisse de population en Amérique du Sud et
centrale, au cours du premier siècle après l'arrivée de Colomb, varient
énormément, mais les chercheurs contemporains s'accordent presque
unanimement à comparer ses effets à un Holocauste américain. André
Gunder Frank écrit : « En un peu plus d'un siècle, la population
indienne avait diminué de 90%, de 95% même au Mexique, au Pérou et dans
certaines autres régions [...]. »
Quand
Christophe Colomb s'embarqua pour les « Indes », la chasse aux
sorcières n'était pas encore un phénomène d'ampleur en Europe. Par
contre, il était déjà fréquent que les élites emploient l'accusation de
culte satanique contre leurs ennemis politiques et pour discréditer des
populations entières (notamment les musulmans et les juifs). On peut
même aller jusqu'à parler, comme le fait Seymour Philipps, d'une «
société de la persécution » qui se développe à travers l'Europe
médiévale, entretenue par la militarisation et l'intolérance chrétienne
et dans laquelle « l'autre » devient un objet d'agression. (...) Ces
modèles ont fourni le prisme par lequel les missionnaires et les
conquistadors ont interprété les cultures, les religions et les
pratiques sexuelles des populations qu'ils ont rencontrées.
Il
faut aussi noter que les rituels cannibales découverts en Amérique et
qui occupent une bonne place dans les récits de la conquête n'ont pas dû
être bien différents des pratiques médicales alors populaires en
Europe. Au XVIe, XVIIe, et même au XVIIIe siècle, boire du sang humain
(particulièrement lorsque le sang était récolté après une mort violente)
et du jus de momie (qu'on obtenait par macération de chair humaine dans
diverses liqueurs) étaient des remèdes courants pour traiter
l'épilepsie et autres maladies dans de nombreux pays européens. Ce type
de cannibalisme « impliquant chair, sang, coeur, os, moelle et autres
parties du corps ne se limitait pas aux franges marginales de la
société, mais était pratiqué par les cercles les plus respectables ». Il
n'y a donc aucune raison d'attribuer à un choc culturel l'horreur
qu'ont ressentie les Espagnols envers les populations aborigènes après
les années 1550. Il faut plutôt la comprendre comme un phénomène
inhérent à la logique coloniale qui déshumanise et terrifie
systématiquement ceux qu'elle projette de réduire en esclavage.
De
telles campagnes eurent également lieu dans le reste du Pérou et du
Mexique. Elles venaient appuyer la réforme exigée par la couronne
royale. Il lui fallait augmenter l'exploitation du travail indigène pour
accroître le flux des réserves d'or dans ses coffres. Appuyées sur la
lutte contre l'idolâtrie, deux mesures furent alors prises dans ce but.
Premièrement, la force de travail que les chefs locaux devaient fournir
pour l'exploitation des mines et des obrajes fut largement augmentée.
L'exécution de cette nouvelle loi fut confiée à un délégué local de la
couronne (corregidore), qui avait le droit d'arrêter et d'administrer
diverses formes de punition à qui ne s'y conformait pas. Deuxièmement,
un programme de déportation (reducciónes) fut introduit qui déplaça de
larges populations rurales dans certains villages afin de les placer
sous un contrôle plus direct. Dans ces deux cas, la destruction des
huacas et la persécution contre les pratiques religieuses ancestrales
qui leur étaient associées furent un outil de répression. Les
reducciónes furent renforcées par la diabolisation des lieux de culte.
Il apparut toutefois bientôt que, sous couvert de christianisation, les
gens continuaient à adorer leurs dieux, de la même façon qu'ils
continuaient à revenir à leurs milpas (champs) malgré les déplacements
forcés. C'est ainsi qu'au lieu de se résorber, les attaques contre les
divinités indigènes s'intensifièrent au fil du temps, pour atteindre
leur apogée entre 1619 et 1660. La destruction des idoles s'accompagna
alors de véritables chasses aux sorcières, qui prirent cette fois-ci les
femmes pour cible particulière.
Ainsi, dans ces mêmes
régions qui furent le théâtre des plus grandes campagnes contre
l'idolâtrie aux XVIe et XVIIe siècles, l'Inquisition renonça au XVIIIe
siècle à agir sur les croyances religieuses et morales des populations,
et estima visiblement que celles-ci ne constituaient plus un danger pour
l'ordre colonial. Une posture paternaliste remplaça les persécutions,
qui considérait l'idolâtrie et la pratique de la magie comme des manies
des populations ignorantes qui ne méritaient guère d'être prises en
considération par « la gente de la razón ». La question de la
sorcellerie, dès lors, devait migrer vers les plantations d'esclaves en
plein essor du Brésil, des Caraïbes et d'Amérique du Nord. Après la
guerre du roi Philippe, les colons anglais justifièrent les massacres
des Indiens d'Amérique en les qualifiant de suppôts du diable.
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