lundi 6 mars 2017

"Glissement de temps sur Mars" - Philip K. Dick

Nous sommes sur Mars, les colonies sont déjà bien installées, de préférence près des canaux, et se regroupent par syndicats ou nationalités. Livrés à eux-mêmes, les nouveaux martiens doivent essayer de subvenir à tous leurs besoins, mais n'hésitent pas à avoir recours au marché noir pour que les plus riches d'entre eux puissent encore se procurer caviar, huîtres fumées et soupe de queue de kangourou. L'école pour les enfants est totalement automatisées : les professeurs sont des machines, aparaissant sous l'aspect de Tibère, Edison, Aristote... Ceux des enfants qui n'arrivent pas à rentrer dans le moule de culture qui leur est imposé est directement considéré comme autiste.
La machine-Whitlock était un monsieur âgé aux cheveux blancs qui s'exprimait avec un accent, peut-être celui du Kansas... Il était fort aimable et laissait les autres s'exprimer. Il s'agissait d'une machine de type tolérant, n'ayant rien des manières bourrues et autoritaires du Portier Coléreux. En fait, pour autant que Jack pût en juger, c'était une combinaison de Socrate et de Dwight D. Eisenhower.
« Les moutons sont amusants, déclara la machine-Whitlock. Regardez donc la façon dont ils se comportent quand vous leur lancez un peu de mangeaille par-dessus la barrière, par exemple des épis de maïs. Eh bien, ils peuvent les repérer à un kilomètre de distance. » La machine émit un petit rire.
« Ils sont très malins, dès que leur intérêt est en jeu. Et cela peut nous aider à comprendre ce qu'est véritablement l'intelligence. Ce n'est pas d'avoir lu un tas de gros livres, ni de connaître des mots très longs... C'est d'être capable de repérer ce qui nous est profitable. C'est bien utile d'être vraiment malin. »
D'ailleurs, il existe un centre spécial où sont relégués tous les enfants dits "anormaux". Et la schizophrénie fait rage, chez les enfants mais aussi chez les adultes. Le grand patron du syndicat des Eaux, Arnie Kott, décide d'utiliser un jeune autiste renfermé sur lui-même, Manfred, afin de pouvoir agir dans le futur... ou le passé.

Plus qu'un roman de science fiction, ce livre s'attarde particulièrement sur les thèmes des troubles mentaux comme ceux cités au-dessus. Philip K. Dick, lui-même suspecté autiste et schizophrène, tente de faire plonger le lecteur dans cet état d'esprit si particulier, traumatisant et complexe qu'est l'isolement total, la vision altérée du monde et la peur panique. Plus encore, il fait agir cette réalité intime et personnelle sur la réalité globale et montre à quel point cela peut être handicapant pour vivre normalement. Même si les études et la recherche ont bien avancé depuis les années 60 (date d'écriture du roman), on sent que c'est un sujet épineux qui fait polémique et que même aujourd'hui, la seule solution semble la camisole et l'enfermement, physique ou chimique.
« Mais c'est justement là toute la question : le but de cette vision est de vous faire fuir, de détruire vos relations avec autrui, de vous isoler. Et lorsque cela réussit, votre vie en compagnie d'autres êtres humains est terminée. C'est la raison pour laquelle on dit que le terme schizophrénie ne constitue pas un diagnostic, mais un pronostic : il n'explique rien de ce que l'on a, mais seulement comment l'on finira. »
Mais l'auteur va plus loin en faisant interagir le jeune autiste avec les anciennes colonies martiennes, des êtres bizarres avec une certaine spiritualité, que l'on pourrait comparer avec les cultures américaines natives. Car ceux-ci peuvent communiquer par télépathie, voient le temps d'une autre manière et trouvent les humains beaucoup trop agressifs, pressés et désagréables. Eux-même peuvent être catalogués, selon les critères en vigueur, d'individus autistes et schizophrènes.
« Le but de la vie est inconnu, et c'est pourquoi la vraie façon d'être n'est pas accessible aux créatures vivantes. Qui peut dire si les schizophrènes n'ont pas raison ? Monsieur, ils accomplissent un courageux voyage. Ils se détournent des choses simples, que l'on peut tenir et utiliser. Ils se tournent à l'intérieur, vers la signification. Et c'est là que réside le vide noir-et-sans-fond, l'abîme. Qui sait s'ils pourront en revenir ? Et s'ils y parviennent, qui peut dire comment ils seront alors, après avoir perçu la signification ? Je les admire pour leur courage. »
Le thème des réalités parallèles est de nouveau le pilier de ce roman de Philip K. Dick, et les grandes perturbations, les glissements, sont plutôt bien amenés et vraiment troublants. On n'entre toutefois pas trop loin dans la psychose et le questionnement, ceux-ci sont simplement effleurés - si l'on compare avec d'autres de ses livres -, juste le temps d'entrevoir un cauchemar absolu par le trou de la serrure. 
Rongeasse. Je me demande... Rongeasse pourrait-il définir le temps ? La force qui pour ce gosse représente le pourrissement, le délabrement, la destruction, et finalement la mort ? La force qui s'exerce partout, sur tout ce qui se trouve dans l'univers. Est-ce qu'il ne voit que cela ? Dans ce cas, pas étonnant qu'il soit autiste, pas étonnant qu'il soit incapable de communiquer avec nous. Une vision aussi partielle de l'univers - ce n'est même pas une vision totale du temps. Car le temps donne également l'existence à de nouvelles choses, c'est aussi le processus de maturation, de croissance. Est-il malade parce qu'il voit cela ? Ou l'observe-t-il à cause de sa maladie ?
Une autre réflexion est celle de la société livrée à elle-même, de la solitude, de la prise de pouvoir par la force et la ruse. On retrouve beaucoup de la paranoïa ambiante que l'auteur aime à disséminer ici et là dans la plupart de ses livres. Mais surtout, on trouve des prémices de ce qui sera plus tard Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? avec la présence des machines semi-humaines et la question de l'autisme, lequel peut être évalué à partir de certains tests. En tout cas, ce qui est plutôt bien vu de la part de Philip K. Dick, c'est d'aborder le sujet de plusieurs points de vue, et de ne pas tomber dans le piège de faire des personnes considérées "anormales" des monstres ou des héros avec super-pouvoirs, mais seulement de rendre compte des faits et de ce que peut être leur monde intérieur. Et surtout, il s'agit clairement ici de singularités apportées par la société moderne, la négligence de l'humain, et la pression mise sur les individus. Même si je regrette évidemment que l'enfant autiste soit tout de même utilisé à mauvais escient, la fin du livre m'aura un peu réconfortée.

par Mrs.Krobb

Glissement de temps sur Mars de Philip K. Dick
Littérature américaine (traduction par Henry-Luc Planchat)
J'ai lu, août 2014 (original : 1964)
6 euros

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