mercredi 28 février 2018

"Les Chronolithes" - Robert Charles Wilson

La première fois que j'ai aperçu la colonne, entre les arbres de la forêt, j'ai cru voir le chedi d'un wat dans le lointain. Toute l'Asie du Sud-Est est parsemée de ces temples bouddhistes dont vous trouverez des photos (au moins de celui d'Angkor, Angkor Vat) dans l'encyclopédie de votre choix. On les reconnaît au premier coup d'oeil, avec leurs tours reliquaires en pierre à l'apparence vaguement organique, comme si un énorme troll avait laissé ses os se fossiliser dans la jungle.
Avec la trilogie Spin-Axis-Vortex, j'avais découvert un auteur de science fiction assez fantastique, j'ai donc décidé de renchérir avec Les Chronolithes. Comme dans la trilogie, nous nous situons dans le monde tel qu'on le connaît, mais dans le futur : ici, 2021. Presque tout est tout à fait normal, en fait, avec quelques technologies en plus, comme le fait que quelques humains vivent en orbite, histoire de dire que c'est le futur. Sauf qu'encore une fois, apparaît un élément incongru, étrange et inexplicable, tout comme dans Spin, bien qu'il ne s'agisse pas là d'une technologie extraterrestre mais d'une technologie humaine encore inconnue. En effet, il s'agit d'un monument, ou bien encore d'une statue, un chronolithe, à la gloire d'une conquête qui n'arrivera que... vingt ans plus tard. Son chef ? Un certain Kuin, inconnu au bataillon.
Le mystère du chronolithe de Chumphon - comme l'avait baptisé pas plus tard que le mois précédent un journaliste de vulgarisation scientifique - n'intéressait déjà plus beaucoup le grand public. Si la presse en parlait encore, c'était surtout celle vendue aux caisses des supermarchés (le totem du Diable ou la trompette finale de la Bible) et les innombrables webjournaux dont une des chroniques se consacrait à la théorie du complot. Si incompréhensible que cela puisse paraître de nos jours au lecteur, le monde était passé à des problèmes plus immédiats - Brazzaville 3, les mariages dans la famille Windsor, la tentative d'assassinat de la diva Lux Ebone perpétrée le week-end précédent au festival de Rome. Nous semblions tous attendre l'évènement qui définirait le nouveau siècle, la chose, la personne, l'idée qui nous frapperait à jamais par son caractère novateur, par son côté « Chose du XXIe siècle ». Et bien entendue, nous ne l'avons même pas reconnue lorsqu'elle s'est frayé pour la première fois son chemin dans l'actualité. Le Chronolithe était un évènement isolé, insolite certes, mais en fin de compte déconcertant, et par conséquent ennuyeux. Nous l'avons mis de côté sans aller jusqu'au bout, comme avec les mots croisés du New York Times.
Dès lors s'engage un branle-bas de combat scientifique et militaire afin de déterminer la matière, la source, la possibilité de ces chronolithes qui apparaissent un à un, d'abord en Asie, puis à Jérusalem, et enfin sur presque tous les continents, jusqu'à arriver, finalement, aux États-Unis. Mis à part les grandes pontes, qui n'ont de cesse de s'acharner sur ce qui pourrait possiblement renverser bien des gouvernements et des pays, le reste de la population s'en désintéresse (comme dans Spin), puisque ces arrivées, bien que bizarres et inexpliquées, n'ont relativement aucune incidence sur leur vie quotidienne.
« Ne t'inquiète pas, Scotty. Personne ne promet plus jamais rien, c'est fini ce temps-là. Parce que personne n'est plus sûr de rien. La certitude est l'un de ces luxes dont nous devons apprendre à nous passer. »
Enfin, disons que c'est le cas pour les pays qui ne sont pas touchés. La vie suit son cours, sauf en Asie, où des essais nucléaires ont été tentés pour détruire ces monstruosités - sans succès autre que de détruire encore un peu plus la Chine... et sauf dans les milieux qui commencent à se former, ces milieux kuinistes, qui vénèrent l'inconnu comme un demi-dieu venu restaurer la paix... ou bien faire la révolution. Il y a ici quelque chose d'à la fois très religieux et mystique, mais aussi de très légèrement connoté Chine communiste (ou alors c'est parce que je viens de me farcir la Grande Histoire du monde) et c'est bien mené.
- Pense à un Chronolite comme à un évènement local dans l'espace-temps. Il existe une interface, une frontière, entre le flot conventionnel du temps et de l'anomalie tau négative. Cela ne se limite pas à l'avenir qui parle au présent : il y a des ondulations, des tourbillons, des courants. L'avenir transforme le passé, qui à son tour modifie le futur. Tu comprends ?
- À peu près.
- On obtient donc une espèce de turbulence, marquée moins par la cause et l'effet ou même par le paradoxe que par une écume de corrélations et de coïncidences. Inutile de chercher la cause de la manifestation de Bangkok : elle n'existe pas encore. Mais on peut rechercher des indices dans la turbulence, dans les termes corrélatifs inattendus.
Pour ceux qui ont aimé la trilogie, on en retrouve ici plusieurs aspects, bien que l'histoire soit totalement différente au final. Ce qu'on peut retenir, surtout, c'est le traitement du récit par l'auteur. Nous avons donc un narrateur, qui est un des personnages "clés" qui sont reliés par leur destin - ou pas une certaine causalité scientifique, qui s'adresse à nous depuis le futur des évènements pour nous livrer un récit en flashbacks, ce qui permet d'éluder certaines années où il ne se passe rien. On remarque d'ailleurs que malgré l'énormité de l'élément SF qui arrive soudainement, la majorité du roman pourrait être un récit de notre société telle qu'elle est déjà. Robert Charles Wilson essaye d'ailleurs de trouver une plausibilité scientifique à son roman, ce qui fait qu'on peut aisément s'y identifier.
Minkowski, un physicien du XXe siècle, avait proposé de représenter l'univers sous forme d'un cube quadridimensionnel, dans lequel tout évènement se voyait symbolisé par un point. L'ensemble de tous les points formait l'univers, passé, présent et futur. Essayez de vous représenter ce cube de Minkowski, a dit Ray, sous la forme d'un bloc d'eau liquide en train de geler (si contre nature que cela semble) du bas vers le haut. Cette progression du gel représente entre autres notre expérience, à nous humains, de la marche du temps : ce qui est gelé est le passé, immuable, inaltérable. La partie liquide est l'avenir, indéterminé, incertain. Et nous vivons sur la limite de cristallisation. Pour voyager dans le passé, il faut décréer (ou, je suppose, dégeler) un univers entier. Un concept absurde, à n'en pas douter : quelle serait la puissance nécessaire pour inverser la rotation des planètes, pour réveiller les étoiles mortes, pour dissoudre les bébés dans l'utérus ?
Il s'agit ici beaucoup de relations humaines, de la façon de gérer une famille décomposée, de gérer des évènements qui nous dépassent et leurs conséquences sur le long terme, mais aussi de surveillance, de révolte et de chaos, ainsi que du fait que l'ombre d'une chose peut parfois provoquer plus de troubles que la chose en elle-même, du pouvoir que la peur a sur les gens. En somme, c'est un récit mené de façon intelligente, posée, humaine et complexe, et qui aurait peut-être pu être rallongé un peu plus côté explications scientifiques, mais alors ça aurait pu risquer d'en perdre plus d'un.e. Bref, je suis totalement conquise par cet auteur et je m'en vais de ce pas m'enquérir de ses autres livres.
« Mais ça ne vous arrive jamais d'avoir l'impression que votre vie n'a été qu'une grande répétition en vue d'un évènement crucial ? »
par Mrs.Krobb

Les Chronolithes de Robert Charles Wilson
Littérature canadienne (traduction par Gilles Goullet)
Folio SF, mars 2016
8,70 euros

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