« Quand Segoy tira les îles du monde du fond de la mer, à l'origine des temps, les dragons furent les premiers à naître de l'union de la terre et du vent qui soufflait sur la terre. C'est ce que dit le chant de la Création. Mais sa légende racontait aussi qu'à cette époque-là, au commencement, les dragons et les humains ne faisaient qu'un. Ils formaient un seul peuple, une seule race ailée, et parlaient le Vrai Langage.Là où les précédents livres du cycle de Terremer étaient très centrés sur le pouvoir des hommes, nous retrouvons cette fois Tenar, la jeune prêtresse que nous avions croisée dans Les tombeaux d'Atuan, qui avait retrouvé sa liberté et avait choisi de se terrer dans la patrie natale de L'Épervier : l'île de Gont. Nous avions beaucoup pris la mer, fait le tour des îles, été en profondeur, c'est maintenant les deux pieds bien ancrés en terre que nous avançons, avec, toujours, dans la nuque, le souffle d'un dragon. Le feu est très présent ici, puisque c'est brûlée vive que la jeune Therru nous apparaît, fille d'itinérants louches, abandonnée, laissée pour morte par eux et recueillie ensuite par Tenar ; c'est aussi sur un dragon que le mage retourne à sa terre ; ce sont les dragons également qui possèdent les clés du Langage de la Création, et peut-être la solution aux problèmes des Hommes. C'est dans ce tome que nous découvrons qu'êtres de feu et êtres de terre faisaient un auparavant.
« Ils étaient beaux, forts, sages et libres.
« Mais rien ne peut être dans le temps sans devenir. Ainsi, parmi la race des dragons, certains devinrent-ils de plus en plus épris de vol et de sauvagerie et voulurent-ils s'encombrer de moins en moins des exigences de l'industrie, de l'étude et de l'apprentissage, ou de maisons et de cités. Ils n'avaient qu'un désir, voler toujours plus loin, chasser et dévorer leur proie, ignorants et insouciants, libres comme l'air.
« D'autres dragons en vinrent à se lasser de voler et amassèrent des trésors, des richesses, des objets manufacturés, des connaissances. Ils bâtirent des maisons, des forteresses pour protéger leur magot, de manière à pouvoir le transmettre à leurs enfants, cherchant sans cesse à s'enrichir davantage.
« Personne, absolument personne ne sait ni ne peut dire ce que je suis, ce qu'est une femme, une femme de pouvoir, le pouvoir d'une femme, plus profond que les racines des arbres, plus profond que les racines des îles, plus ancien que la Création, plus ancien que la lune : Qui se risquerait à questionner les ténèbres ? Qui serait prêt à demander leur nom aux ténèbres ? »L'ancien maître meurt et l'archimage revient, le fils de Tenar fait une apparition pour déposséder celle-ci - mais des hommes ici il sera peu question : place aux femmes, aux paysannes, aux sorcières, aux filles. Loin de la sapience des mages, nous plongeons les pieds dans la boue et travaillons avec les mains, avec les seules forces de la nature, de la bienveillance et du courage. Tenar et Therru sont les figures fortes de ce livre, qui n'abandonnent jamais, de terre en terre et de peur en détresse. Chacune ressent l'appel des dragons, ces êtres ancestraux, puissants et sages, mais aussi l'appel de la famille, celle que l'on fuit et celle que l'on choisit.
L'humanité et la magie sont bâties sur la même pierre angulaire : le pouvoir appartient aux hommes. Si les femmes avaient du pouvoir, que seraient les hommes sinon des femmes incapables d'avoir des enfants ?Là où la femme était presque entièrement délaissée, elle revient ici en force, toujours mystérieuse et presque inexpliquée, mais aussi savante, guérisseuse, travailleuse, mère au foyer, enseignante, pilier et sage. L'Épervier, revenu du pays des morts, a perdu tout son pouvoir et réapprend à être un simple homme, les mages n'ont ici par leur place. Et si la prochaine archimage était une femme ? En tout cas, c'est une femme de Gont qui pourra les sauver tous.
Faible comme la magie féminine, fielleuse comme la magie féminine, avait-elle cent fois entendu dire. Et, en effet, elle avait constaté que la sorcellerie des femmes comme Mousse ou Lierre était la plupart du temps faible de signification et parfois fielleuse d'intention, ou par ignorance. Les sorcières du village, même si elles connaissaient une multitude de charmes et de sorts et quelques-unes des grandes gestes, n'étaient jamais formées dans les arts supérieurs ou dans les principes occultes. Aucune femme n'était formée à cela. La sorcellerie était l’œuvre et le métier d'un homme ; la thaumaturgie était faite par les hommes. Il n'y avait jamais eu de mage femme. Bien que quelques-unes s'intitulassent sorcière ou magicienne, leur pouvoir était en friche : force sans art ni savoir, mi-frivole, mi-dangereux.Même si Tehanu ressemble à un tome intermédiaire entre les débuts et la fin du cycle, il est à mon sens un livre important, qui réunit les personnages précédents et fait évoluer les archétypes, clichés et préjugés des premiers volumes. C'est un livre qui interroge aussi sur le handicap, l'isolement, la perte, l'exil, et le regard des autres. On s'éloigne momentanément des super-pouvoirs et de la manipulation des éléments pour se questionner sur l'humain, sur les racines, sur la généalogie, les mythes fondateurs, la création du monde.
Le silence seul permet le verbe,
Et les ténèbres la lumière,
Comme de la mort jaillit la vie.
Étincelant est le vol du faucon
Dans le désert des cieux.
La Création d'Éa
par Mrs.Krobb
Tehanu de Ursula K. Le Guin
Littérature américaine (traduction par Isabelle Delord-Philippe)
Le Livre de poche, novembre 2008
7,30 euros
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