mercredi 22 août 2018

"Soucoupes violentes" - Patrick Eudeline

Ce n'était qu'un rêve et c'était encore pire : un de ces songes éveillés, un rêve lucide, avec plein de niveaux de conscience, apnées terribles et successives, anneau de Moebius de bad trip psychédélique. Qui vous laissait avec des présences en vous. Jusqu'à ce que l'aube, enfin, chasse tous les miasmes. Et alors, il lui fallait sortir, quitter physiquement son lit et le théâtre du cauchemar : que la rue, la ville, la vie enfin, l'imprègnent et lui fassent oublier.

Pour Lancelot, tout commence par un rêve. Des présences. Carrément des fantômes qui se matérialisent dans sa vie pour lui taxer des clopes ou venir éteindre une incendie causée par un mégot. Un peu bizarre, rien de vraiment alarmant, mais quand même. Assez pour lui donner envie de trouver une solution pour rester éveillé.

C'était ridicule. Son tortionnaire avait le visage de Phil Collins. Cela ne faisait pas sérieux. Se laisser pourrir la vie et ses nuits par un ectoplasme à tronche de Phil Collins... Il n'oserait le raconter à personne. 

Il faut dire qu'il était prédestiné, avec une mère qui tient une boutique ésotérique qui vend des livres New Age, de l'encens, des pendules, des tarots, et un beau-père spécialiste des Dogons... Sa vie était un bof juste avant ça, avec Lude qui vient de le quitter pour un fils d'acteur, alors que lui-même essaye de percer dans le cinéma sans grande conviction. Alors voilà, pourquoi pas, être l'élu, avoir des révélations, faire des prophéties, genre : le pape va mourir, c'est bientôt la fin du monde. Et puis sa mère peut assurer ses arrières, il n'a même pas vraiment besoin de parler, juste de chausser ses lunettes de soleil.
Le 12 mai 2004. À dix heures du soir. Un putain de mercredi.
La fin du monde.

Un mercredi soir à dix heures. Sacré spectacle. Du pain béni pour TF1, tiens ! Vingt-deux heures, c'était le climax pour les programmes de prime time.
Ce furent ses premières pensées. Et à vrai dire, comment imaginer la fin du monde autrement que télévisée ?
Roman sur la génération pré-2000, Soucoupes violentes se veut cinglant, désabusé, blasé, cynique, à prendre à la fois au premier, deuxième et troisième degré. Un condensé ironique de tout le fatras New Age, des préceptes religieux catholiques, de l'invasion extraterrestre, en passant par Le matin des magiciens et tous les Aventure Secrète, rouge et or. Le sujet est bien maîtrisé, l'humour mordant, et le bug de l'an 2000 n'a pas dit son dernier mot.
Il était d'une génération qui n'avait eu, à quinze ans, que le spectre du sida et l'obsession du chômage comme avenirs proposés. Il était d'une génération sacrifiée, ou perdue. Qui ne pouvait vivre que dans l'adulation vaine de héros désormais morts ou trop vieux, Bowie ou Visconti, Godard ou les Stones, et l'évocation d'époques révolues.
Mais c'est aussi et surtout un livre qui se fout de la gueule des médias, de la génération télé-réalité, des people, des présentateurs télé, des comiques... et qui se place juste dans l'explosion du phénomène Internet, de la capacité à générer des informations, de ce qui peut être à la fois la meilleure et la pire chose pour la culture. Le vivier infernal des théories du complot.
L'Internet, qui collectait, façon papier tue-mouches, tout ce qui pouvait traîner dans l'inconscient collectif, lui était apparu comme une version moderne, sophistiquée et - disons le mot - crédible des tables tournantes et du oui-ja. Dans ce chaudron de sorcière démesuré, venaient forcément se touiller toutes les vibes, frissons, synchronicités, égrégores et latences médiumniques de l'époque. Un piège à astral et dimensions parallèles. Tous les possédés dans son genre devaient s'y connecter et y accumuler leurs pouvoirs. 
J'ai vraiment dévoré ce livre, qui a su toucher pile là où il faut. Patrick Eudeline en fait des caisses, mais ça marche à fond. Le personnage, anti-héros absolu, mais aussi nouveau messie, est complètement antipathique mais aussi très drôle à sa façon. Tous les personnages, d'ailleurs, sont super caricaturaux, juste histoire d'enfoncer le clou. Au final, l'auteur se débrouille assez bien pour que son récit puisse plaire à la fois à ceux qui sont plongés dans la marmite quand ils étaient petits et à ceux qui les regardent en souriant en coin.
« Il voulait être Godard, il sera Nostradamus. Tout sur l'incroyable prophétie. »

Bonus : extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb 

Soucoupes violentes de Patrick Eudeline
Littérature française
Grasset, avril 2004
18 euros

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire