Fribourg-en-Brisgau, Allemagne, été 1938. Le père franciscain Leo Van Breda, de l'université de Louvain en Belgique, est de passage pour récupérer, dans le cadre de sa thèse, l’œuvre philosophie inédite d'Edmund Husserl avant qu'elle ne soit détruite comme tous les ouvrages venant de personnes juives. C'était sans compter son envergure phénoménale : trois valises, quarante mille feuillets sténographiés incompréhensibles. Leo Van Breda doit user de tous ses pistons pour cacher et transférer ce trésor dans un climat pré-guerre, où les nazis s'en prennent autant aux juifs et bientôt aussi un peu aux religieux catholiques et où les ambassades se font prier. Très vite, il est pisté par un membre de la police secrète.
Ceci est une histoire vraie. Avec un peu de fiction.
Les temps étaient durs et sombres, et bêtes aussi, infiniment bêtes, d'une bêtise insondable, et ils obligeaient de braves clercs, qui auraient sans doute préféré occuper leur temps à l'étude et à la prière, à fomenter sous leurs épaisses soutanes des complots internationaux et à se comporter en agents secrets.Premièrement, donc, l'Allemagne juste avant la Seconde Guerre Mondiale. Tout est déjà bien droit, bien propre, tout doit rentrer dans les moules, dans les rangs. Les rues sont tellement propres qu'on y mangerait à même le sol. Tout doit être pur, comme la race. L'ambiance est paranoïaque. Les juifs sont déjà traqués, humiliés, dépouillés, isolés. Viendront bientôt les hommes de l'église catholique, les handicapés... Le mécontentement, on ne doit le dire qu'à demi-mot, les oreilles sont partout. Et les flammes s'élèvent.
Dans toutes les villes, sur chaque route du pays, au cœur même des consciences, le grand Barnum de l'aryanisation forcée fait sa tournée triomphale. Venez, entrez, amusez-vous ! Shows spectaculaires sur le complot juif mondial ! La femme à barbe sociale-nationale ! Nous réarmons pour la paix ! En voiture, en voiture pour la purification ! Tout le monde peut monter, les petits, les grands, les tontons, les tatas, sauf les youtres !Ensuite, les écrits philosophiques. Si j'ai bien un regret, une attente dans le vide, après lecture de ce livre, c'est l'absence totale d'immersion dans l’œuvre de Husserl, d'une explication, d'une ébauche sur ce travail qui semble si important. Je ne connais pas Husserl et c'est toujours le cas. J'ai l'impression d'un prétexte. Et pourtant, Bruce Bégout en est spécialiste. Je ressens un manque à ce niveau, même s'il est justifié en ce sens que Leo Van Breda n'en a lui-même pas déchiffré une ligne - pas le temps, trop crypté - pendant ce court laps de temps que dure le récit. On est laissé dans le vague, comme lui, on doit miser à l'aveuglette. Dommage.
Car si la pensée possède quelque chose d'immatériel, qu'elle circule sans entrave de support en support, virevoltant comme le vent, sans cesse affranchie des contingences corporelles, qu'elle possède un don d'ubiquité en se répandant au même moment dans le monde entier à la rencontre d'autres esprits, elle a néanmoins pour origine une page, un stylo, une main lourde ou légère, inspirée ou laborieuse, qui trace fébrilement sous la dictée d'une nécessité intérieure des phrases qui deviendront ensuite des êtres autonomes et universels. Elle conserve ainsi toujours quelque chose du lieu qui l'a vue naître, une odeur particulière, une condensation de lumières et de sons, un timbre bien à elle, un ancrage dans le sol.Néanmoins, on s'attache vite à Van Breda. Qui n'a pas l'austérité qu'on attend d'un homme d'église, qu'on suit dans l'intimité, dont on découvre les défauts, les habitudes, les choix personnels, les doutes, les pensées, les méditations. Celui qui est venu pour une mission simple et qui se retrouve embarqué dans une quête périlleuse, sans aucune aide. Lui qui doit sauver un chat, un trésor de culture, sa peau surtout, et sa crédibilité, sa motivation. Un côté burlesque, parfois, dans cette aventure. Sauve-qui-peut.
La vérité est que ce que l'on prend de l'extérieur pour de la bravoure n'est le plus souvent que de l'ignorance. (...) Au reste, l'héroïsme est composé de 60% de hasard et de 30% d'inconscience, les 10% qui restent relevant de la volonté puérile d'en mettre plein la vue. Parfois, il faut bien le reconnaître, on combat plus efficacement un régime despotique avec l'innocence la plus franche qu'avec la ruse. La candeur est une source d'énergie phénoménale.Surtout, ce que je retiens, plus que l'histoire dont l'intrigue promet beaucoup, au dénouement final rapide et vite envoyé, c'est l'écriture de Bruce Bégout. Je l'avais découvert avec Le ParK, il y a quelques années déjà, et je le rejoins ici, dans un récit qui ne m'aurait pas happée si ce n'était l'attrait de son nom. Je retiens sa plume décomplexée, ses traits d'humour, sa capacité à raconter, à entrer dans l'intimité des personnages, à poser une ambiance, un lieu, à jongler entre les langues. À parler philosophie à demi-mot, comme en fond sonore, de façon implicite, qui doit être décortiquée. J'en aurais voulu plus, et j'irai donc chercher ailleurs, dans son œuvre.
Elle lui a donné pour mission de sauver ces milliers de pages dont, à part quelques chercheurs prêts à perdre des heures de vie dans le lent et méticuleux déchiffrement de pensées plutôt absconses sur le temps, la conscience pure et la constitution transcendantale, tout le monde se contrefout en ce mois de septembre 1938, ayant bien d'autres chats à fouetter.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
par Mrs.Krobb
Le sauvetage de Bruce Bégout
Littérature française
Fayard, août 2018
20 euros
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