Rousseau avait écrit : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : "Ceci est à moi", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, que de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne" ».Il cite donc, bien à propos, l'Avare de Molière :
« Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N'est-il point là ? N'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin... (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! C'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! Mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! On m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde : sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait, je n'en puis plus ; je meurs, je suis mort, je suis enterré. »Le propos global est le suivant : l'espèce humaine est maintenant consciente qu'elle a enclenché sa propre extinction en quête de toujours plus, toujours plus vite, toujours plus pour soi et moins pour les autres, et elle se rend compte qu'elle n'a probablement pas les outils nécessaires pour y faire face. Et ce qui causera sa perte sera en partie la créature qu'elle a engendré elle-même : la machine.
Nous sommes au contraire très mal outillés pour anticiper une catastrophe d'un type nouveau : l'imaginer n'active aucune trace en notre mémoire, car aucune inscription n'y correspond. Et, du coup, aucun affect ne vient s'associer à la représentation que nous pouvons nous en faire ; nous disons que nous l'imaginons "de manière purement abstraite" (...) [ce qui] n'a pas le pouvoir de nous faire peur. (...) Nous ne sommes disposés à sauver notre espèce de l'extinction qu'à une seule condition : "si cela peut rapporter". (...) Paradoxe certainement, le fait que, si notre propre extinction paraît probable, ce Dieu sera alors une machine, non pas sans doute une machine comme nous les connaissons de nos jours, directement créées par nous, car nous manquons de l'imagination nécessaire pour inventer une véritable machine-Dieu, mais plus probablement une machine fabriquée par d'autres machines, lointaines descendantes de celles que nous aurons engendrées dans notre chant du cygne.Que peut-on espérer d'une humanité qui détruit son environnement, ses semblables, et qui se soumet à des tyrans pour remettre entre leurs mains l'avenir du monde tout entier ? Que peut-on espérer d'une humanité qui ne souhaite son salut que dans l'au-delà et non plus déjà sur cette terre qui le porte ?
Défendre avec détermination la démocratie relève de l'essentiel, et non de l'accessoire : l'histoire nous a prouvé - et la chute de l'empire romain tout spécialement - que, dans un contexte semblable, l'indifférence, ou tout au moins l'absence de réaction d'une ampleur suffisante, peut déboucher sur la tragédie. Aucun sursaut de l'espèce ne sera possible sans le rétablissement préalable de la démocratie dans ses droits.Même si je ne suis pas forcément entièrement d'accord avec l'ensemble des propos dégagés dans ce livre, il suit hélas un raisonnement qui se tient et qui n'a rien pour faire plaisir, mais qui prétend au contraire bousculer et faire réagir avant qu'il ne soit trop tard. Vous n'y trouverez donc pas tant des solutions qu'un constat tragique, ce qui peut être bien au cas où on ne se serait pas rendu compte de l'ampleur de la catastrophe, mais qui ne fera pas avancer le schmilblick.
Platon écrivait, il y a vingt-cinq siècles déjà, dans La République : « A moins qu'il n'advienne que, soit les philosophes deviennent rois des nations, soit ceux que l'on appelle aujourd'hui rois et princes soient inspirés par une dose suffisante de philosophie authentique, autrement dit, à moins que le pouvoir politique et la philosophie ne soient réunis en la même personne - la plupart des esprits qui de nos jours exercent l'un à l'exclusion de l'autre étant catégoriquement privés de l'un et de l'autre -, il n'y aura pas de délivrance pour les nations (...) ni d'avantage, selon moi, pour le genre humain. »
Hegel : « On recommande aux rois, aux hommes d'Etat, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que les peuples et les gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. »
par Mrs.Krobb
Le dernier qui s'en va éteint la lumière de Paul Jorion
Essai belge
Fayard, mars 2016
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