lundi 20 mars 2017

"Le Gang de la Clé à Molette" - Edward Abbey

La préface de Robert Redford et l'introduction du traducteur, Pierre Guillemin, sont une tellement bonne entrée en la matière qu'à elles seules elles donnent envie, avant même d'avoir entamé le roman, de connaître toute l'oeuvre d'Edward Abbey, de remonter le temps pour rencontrer le personnage et de partir à l'aventure dans le Grand Ouest Américain avec lui, de se laisser emporter par son imposante stature et ses idéaux. Quitte à devoir se métamorphoser en cactus afin d'attirer sa sympathie.
Autrefois terre du dinosaure, aujourd'hui terre des pylônes électriques qui parcourent, tels des monstres de cent vingt pieds venus d'ailleurs, par des enjambées d'une lieue, les plaines désertiques.
Le Gang de la Clé à Molette est composé de quatre personnages aussi mal assortis que possible : Doc Sarvis, un chirurgien à l'allure d'ours chauve civilisé, grand enfant devant l'Eternel, philosophe et tempéré, en crise de la pré-cinquantaine ; sa compagne et assistante infirmière, Bonnie Abbzug, pas encore la trentaine, jeune diplômée de littérature classique française, magnifique sosie de Liz Taylor qui rêve de quelque chose de plus grand - mais de quoi ? ; Seldom Seen Smith (le rarement vu), guide touristique sur le fleuve et la terre, agriculteur polygame et Jack Mormon, à l'allure d'oiseau et aussi sympathique que révolté ; et enfin Georges Washington Hayduke, ancien soldat prisonnier du Vietnam, psychopathe dangereux en puissance, qui rêve de vengeance, de Nature inviolée, de solitude et de gloire dans la destruction.
C'est vrai qu'il en était encore à aimer les écureuils, les rouges-gorges et les filles, mais il avait aussi acquis, comme d'autres, le goût de la destruction méthodique, compréhensive, et planifiée avec précision. Chez lui cela se doublait d'une passion (statistiquement rare) pour la justice et de l'instinct conservateur de laisser les choses non comme elles sont mais (encore plus rare) comme elles devraient être, de les laisser comme elles avaient été.
A eux quatre, ils vont parcourir les Grands Canyons afin de pulvériser sur leur passage toutes les constructions récentes de l'Homme, chantiers charbonneux, ponts et pipelines qui défigurent le paysage et empoisonnent la planète. Grands défenseurs du désert, vieux enfants rêveurs, audacieux et aventuriers qui tremblent tout de même un peu de devoir se sacrifier.
Un homme seul peut être idiot de temps en temps, mais, pour se comporter de bonne foi en imbécile, rien jamais ne battra un groupe d'individus. 
C'est un véritable pamphlet contre l'industrialisation et la déforestation, l’annihilation du paysage américain et des cultures amérindiennes, qui a été écrit au milieu des années 70 et qui n'a pas pris une seule ride. Edward Abbey fait preuve d'une grande dose d'humour malgré la haine viscérale qui l'habite quand il s'agit de parler de l'oeuvre des humains, seulement adoucie par son amour puissant pour la Nature. Son écriture est impeccable, élégamment traduite par Guillemin. Ce grand pavé, jeté contre un barrage, fera grand fracas - en tout cas sûrement dans le monde de la littérature. Il vous fera tour à tour trembler de peur, de rage, de frisson, vous donnera le goût de l'aventure à la belle étoile, mais aussi une grande soif - de vengeance.
Plus lointain, cette fois, ou assez proche mais dans la direction opposée, arriva le cri d'un autre grand duc, ululant tranquillement dans la nuit. Il se répéta trois fois. Signalant : danger, faites attention ? Ou : au secours, à l'aide ? Ou bien encore, dans le langage des oiseaux nocturnes : Tu es là, Jeannot Lapin, tu te caches dans ce buisson, je sais que tu es là et tu sais aussi que je suis là et nous savons tous les deux que j'aurai ta peau. Viens !
Un chef d'oeuvre qui mérite bien son étiquette de « bible d'une écologie militante et toujours pacifique... ou presque » - à suivre dans Le retour du gang.
La sensation de liberté était enivrante, quoique teintée d'une ombre de solitude, d'une touche de tristesse. Le vieux rêve de totale indépendance, qu'aucun humain ne caresse vraiment, flottait sur ses jours comme une fumée d'opium, comme du beau temps annonciateur de pluie. Hayduke savait bien, lorsqu'il regardait la réalité en face, que le solitaire parfait deviendrait fou. Quelque part dans les profondeurs de la solitude, au-delà de la vie sauvage et de la liberté, se cache le piège de la folie. Même le vautour, l'anarchiste au cou rouge et aux ailes noires, la plus indolente et arrogante des créatures du désert, aime, le soir venu, retrouver sa famille pour tailler une bavette. Perchés sur les plus hautes branches d'un arbre dix fois mort, recroquevillés et drapés dans la robe noire de leurs ailes, ils caquettent comme une assemblée de prêtres intrigants. Même le vautour - fantastique pensée - construit son nid, s'accouple, couve ses oeufs et met au monde des petits.
par Mrs.Krobb

Le Gang de la Clé à Molette de Edward Abbey
Littérature américaine (traduction par Pierre Guillemin)
Gallmeister, janvier 2006 (original : 1975)
24,50 euros

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