Je ne pouvais faire confiance à ma mémoire pour deux raisons : j'étais un vieillard, et j'étais un écrivain. Avec le temps, l'écrivain transfère le penchant de son art au travestissement à d'autres secteurs de sa vie. Dans le secteur frivole du commérage anecdotico-biographique de tabouret de bar, il est tellement plus facile, tellement plus satisfaisant de modeler, de réordonnancer, d'imposer apogée et dénouement, d'augmenter par-ci, de diminuer par-là, de quêter applaudissements et rires, que de rapporter dans leur nudité routinière les faits tels qu'ils se sont passés.Sous les traits de Kenneth M. Toomey, auteur anglais célèbre pour ses romans tous publics, ses pièces musicales et ses scénarios de films, se cache un homme sans cesse en train de questionner sur son art, sa voie, son but et sa solitude quand tout le monde ne cesse de remettre en question... son homosexualité. Car la sexualité est l'un des piliers de ce roman, vue sous un angle souvent religieux ou moral, tantôt restreinte, tantôt débridée. Quelques clichés mondains pour épicer le tout. Mais surtout, c'est un siècle qui aura traversé les deux Guerres Mondiales, avec tout son lot d'horreur et d'indescriptible, qui seront abordés mais point trop, même si la violence comme moteur humain sera tout à son honneur ici. Violence physique, psychologique, chagrin, perte, deuil, exclusion... Si Toomey s'en sort financièrement très bien avec ses romans à l'eau de rose, sa vie aura été plutôt sombre, à côté. L'on croisera également son frère par alliance, le Très Religieux Carlo Campanatti, qu'on se représente comme un ogre de conte de fées, à la fois bon pour son Eglise et terrifiant pour son Peuple, le seul devant qui le Diable recule encore.
Difficile de résumer ce livre dense et complexe, mais ce que l'on peut en dire sans se tromper d'un cil, c'est qu'il est d'une grande et exquise qualité littéraire, avec une écriture impeccable et travaillée, stylisée parfois presque à outrance, mais toujours dans le juste, dans les règles de l'art - Art qui sera également dans la ligne de mire de l'auteur.
La chose la plus réconfortante, et en même temps la plus propre à inspirer l'humilité, que je vis en Nouvelle-Galles du Sud, fut, dans la volière du Professeur Hocksly, le spectacle d'un oiseau à berceau et du tunnel de brindilles qu'il avait construit afin d'y attirer jusqu'à lui une compagne, si possible ; il avait décoré cette architecture à la Gaudi de fleurs, de plumes bleu et pourpre et de sacs à linge bleus volés ; de plus, je le vis peindre ce fichu système à l'aide d'une brindille tenue dans le bec et qu'il plongeait dans un jus de baies, bleu et pourpre aussi. Et pan pour les prétentions de l'art à la spiritualité !Nombreuses sont les références à des personnages réels et célèbres, navigant dans les eaux littéraires, cinématographiques, musicales ou encore esthétiques, comme des points de repère auxquels s'accrocher pour ne pas perdre le fil. Nombreuses également, les allocutions en langue étrangère, le plus souvent expliquées, mais toujours bien laissées dans leur tonalité exotique, démontrant ainsi que le langage peut parfois avoir une teneur plus brute ou plus douce, selon la bouche, selon les lettres.
C'est à la fois très humain, pieux et profane, drôle et triste, révoltant, superbe, réaliste, et parfois presque burlesque. On se laisse emporter, d'un pays à l'autre, d'une année à l'autre, feuilletant comme le livre de l'histoire contemporaine dans chacun de ses replis, à la fois du côté des privilégiés et des oppressés, des forces de l'Axe ou des Alliés... Une bonne réflexion également sur l'engagement, qu'il soit politique, social, amoureux, professionnel. A la question : l'Homme est-il foncièrement mauvais ? L'auteur a tranché. Mais il vous laisse espérer encore...
Evidemment, c'était un réconfort de savoir que l'homme n'est pas fondamentalement mauvais et que l'on pouvait rejeter tout le blâme sur une sorte de virus moral, imposé au jardin d'Eden par un vaisseau spatial. Si les esprits sophistiqués ne pouvaient retenir un sourire en entendant parler des puissances diaboliques, les jeunes étaient tout prêts à y croire. De nombreux cas de délinquance juvénile, y compris des actes gratuits de viol, de torture et de meurtre, furent mis au compte du diable par leurs auteur. Le diable devint une réalité aussi tangible que le Christ des Enfants ou que le Grand Jésus Noir : ses cornes et ses yeux décoraient plus d'une grosse caisse de groupe rock : on l'invoquait dans les drug parties et il étalait son blason sur des tee-shirts.Quant aux traducteurs, ils ont brillamment - je pense - réussi à rendre cette prose magnifique dans tous ses recoins, jeux de mots, jeux de vilains...
Bonus : extraits 1, 2, 3 et 4
par Mrs.Krobb
Les puissances des ténèbres de Anthony Burgess
Littérature anglaise (traduction par Georges Belmont et Hortense Chabrier)
Pavillons poche, novembre 2012
13,99 euros
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