Bien qu'elle écrive beaucoup plus vite que je n'arrive à épeler, je sens que le roman de mes rêves est là, dans la Remington SL3. Et que je me sois fait pincer le doigt avec lequel je tape par un crabe de terre géant importe peu. Cette petite parle le Shakespeare électrique à la moindre provocation et débite une page et demie sans crier gare si on la fixe suffisamment longtemps du regard.Une famille royale déchue, exilée à Seattle dans un fort de ronces, une jeune princesse déçue, qui préfère la compagnie de son crapaud plutôt que celle des hommes - ces ingrats de qui on ne peut rien attendre d'autre - et se concentrer sur l'avenir de la Planète - son unique cause - pétrie d'idéaux écologiques et bienveillants. Lorsque, à la veille de se voir décerner un prétendant, elle entend parler d'un festival de Géo-Thérapie, elle saute dans le premier avion pour Hawaï.
- Qu'attendez-vous d'une machine à écrire ? m'a demandé le vendeur.
- Bien plus que des mots, ai-je répondu. Des cristaux. Je veux livrer à mes lecteurs des monceaux de cristaux, certains couleur orchidée et pivoine, certains interceptant les messages radio d'une cité secrète, moitié Paris, moitié Coney Island.
Il m'a alors conseillé la Remington SL3.
La langue hawaïenne était si érotico-loufoque que les plaques de rue semblaient être des invitations constantes à des célébrations païennes de la bête à deux dos, et le mot libido était sur le bout de toute langue encore sobre. La langue d'Hawaï était capable de nommer un poisson "Humuhumunukunukuapua'a" et un oiseau "o-o", et se moquait bien du fait que l'oiseau soit plus grand que le poisson.C'est là-bas qu'elle fera la rencontre... détonante ! avec celui qui pourrait bien être le prince le moins charmant mais le plus charmeur qu'elle ait jamais espéré, un hors-la-loi en cavale trimballant près de son coeur pas moins de sept bâtons d'explosifs dont il allumera la mèche tout au long du livre. Sans oublier celle, plus délicate et raffinée, de la princesse Leigh-Cheri.
Trois des quatre éléments sont partagés entre toutes les créatures, mais le feu ne fut donné qu'aux êtres humains. On ne peut, sans d'affreuses souffrances, être plus proche du feu qu'en fumant une cigarette. Chaque fumeur est une incarnation de Prométhée, qui vole le feu aux dieux et le ramène chez les siens. Nous fumons pour prendre au soleil son pouvoir, pour pacifier l'enfer, pour nous identifier à l'étincelle primordiale, pour nous nourrir de la moelle du volcan. Ce n'est pas le tabac qui nous importe, c'est le feu. La cigarette est la version moderne de la danse du feu, rituel aussi ancien que la foudre.De théories du complot en hallucinations sur fond de paquet de Camel, de la suprématie des roux et de leur disparition soudaine après la construction des pyramides, de la rébellion contre l'ordre établi à l'espionnage massif par la CIA, il n'y a qu'un bond de crapaud, que Tom Robbins franchit allègrement, dans les deux sens, en sautillant gaiment comme ses doigts sur la machine à écrire. Avec un sens de l'humour décapant, un langage imagé à l'extrême - grand duc de la métaphore - et un regard sur le monde à la fois lucide, ironique, et voguant entre le New Age et le réalisme révolté, l'auteur marque un sans-faute. Et pour ceux qui se demandent : pourquoi la lune, à quoi ça sert, comment faire durer l'amour, que devient le crapaud, les princes charmants existent-ils vraiment, qui sont les vrais dragons, comment une princesse peut se sauver elle-même et que devient la balle d'or, voici toutes les réponses qu'il vous faut. Ou presque.
Cela veut-il dire que les fumeurs invétérés sont des fanatiques religieux ? On est obligé de reconnaître qu'il y a une similitude.
Le poumon du fumeur est une vierge nue jetée en sacrifice au bucher divin.
Qui sait ce qu'il faut faire pour que l'amour demeure ?Bref, les cow-girls vont vraiment avoir du vague à l'âme s'il ne reste plus aucun livre de Tom Robbins à traduire et publier, mais je remercie chaleureusement les éditions Gallmeister de m'avoir fait découvrir un des auteurs qui m'aura le plus fait rire, vibrer, rêver et trépigner d'impatience entre deux sorties.
1. Dis à l'amour que tu vas chez Junior's Deli sur Flatbush Avenue à Brooklyn pour y acheter un cheesecake, et que s'il reste, il pourra en avoir la moitié. L'amour restera.
2. Dis à l'amour que tu veux un souvenir de lui et débrouille-toi pour qu'il te donne une mèche de ses cheveux. Mets le feu à la mèche dans un brûleur d'encens à deux sous portant, gravés sur trois de ses faces, les symboles du yin et du yang. Tourne-toi vers le sud-ouest. Prononce rapidement des mots au-dessus de la fumée dans une langue qui ait vraiment l'air exotique. Enlève les cendres des cheveux calcinés et sers-t'en pour te peindre une fausse moustache. Va voir l'amour. Dis-lui que tu es quelqu'un d'autre. L'amour restera.
3. Réveille l'amour au milieu de la nuit. Dis-lui que le monde a pris feu. Lève-toi précipitamment et va pisser par la fenêtre. Recouche-toi comme si de rien n'était et rassure l'amour en lui disant que tout va bien. Rendors-toi. L'amour sera là le lendemain matin.
Bonus : extrait 1, 2, 3.
par Mrs.Krobb
Nature morte avec Pivert de Tom Robbins
Littérature américaine (traduction par Marie-Hélène Dumas)
Totem Americana (Gallmeister), mars 2017
9,40 euros
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