C'est ce que tu dis aux gens quand ils te demandent des conseils d'écriture - car ils le font constamment, tu le sais, alors sois préparé. Même dans ton état, ils vont farfouiller dans ton cerveau en quête d'une ultime pépite d'espoir, quelque chose qui fera que leur manuscrit finira sur les rayonnages et non au broyeur. D'ordinaire, tu dis : Écrivez des choses que vous connaissez et faites semblant pour le reste. Tu devrais peut-être aussi te méfier des personnes qui essaieraient de te voler tes idées - même si tu n'en auras bientôt plus rien à faire, tu devrais. Après tout, tu as écrit tous ces livres et ça t'a rendu dingue. Tous ces mots, tous ces personnages - l'univers est en expansion permanente, c'est ce qu'affirment les physiciens, mais un jour ça changera. Un jour il atteindra sa taille maximale, et alors il rétrécira. Il s'effondrera sur lui-même. C'est ce qui est en train de t'arriver. Ton esprit - ces idées - a atteint sa taille maximale, et maintenant il s'effondre sur lui-même.Voilà à quoi en est réduit Jerry Grey, alias Henry Cutter, écrivain à succès de romans policiers, à partir du jour où son médecin lui a diagnostiqué un Alzheimer précoce : écrire dans un carnet pour se rappeler qui il est, ce qu'il fait, qui sont les gens autour de lui. A qui faire ou ne pas faire confiance. Mais qu'est-ce que la confiance, quand on ne se souvient de rien, et qu'on semble être le suspect idéal pour chaque délit ou crime commis, qu'on a l'impression de servir de bouc émissaire, et que même sa famille et ses amis se comportent étrangement ?
Pire encore : quel dilemme infernal quand on ne sait même pas si on peut se faire confiance à soi-même. Après tout, un romancier a pour habitude d'écrire de la fiction, de raconter des histoires, d'inventer des personnages, de se mettre dans la peau... de tueurs. Qui est Jerry ? Qui est Henry ? Et qui sont ces filles qu'on l'accuse d'avoir tuées ? Et qui sont celles qu'il pense avoir tuées ? Comment faire quand personne ne vous croit lorsque vous faites des aveux concernant un meurtre mais qu'on essaie de vous en soutirer d'autres, pour des meurtres que vous n'avez pas commis ?
Il se rappelle le visage de la femme, la façon dont sa bouche s'est ouverte quand tout ce qu'elle a réussi à émettre a été un Oh. Bien sûr, les gens ne savent jamais ce qu'ils vont dire quand leur heure viendra. Sur son lit de mort, Oscar Wilde aurait parlé des rideaux, affirmant qu'ils étaient affreux et que soit ils devaient disparaître, soit c'était lui qui partirait.Je n'ai plus l'habitude de lire des romans policiers, même si j'en ai lus à la pelle. Mais il y a une chose dont je suis sûre : je ne suis jamais déçue par ceux des éditions Sonatine. Nous avons ici une histoire très bien construite, qui alterne plusieurs voix, sur deux temps différents, entre les choses qui se passent vraiment et les élucubrations d'un homme délirant qui tente se se raccrocher coûte que coûte à la réalité qui lui file entre les doigts, se mélange avec la fiction qu'il a écrite.
« Si ça se trouve, il a fallu toute une vie à un homme pour mettre certaines de ses idées par écrit, observer le monde et la vie autour de lui, et moi j'arrive en deux minutes et boum ! tout est fini. » Cette phrase, naturellement, c'est un pompier brûleur de livres qui la dit à un autre, mais elle résume parfaitement ton avenir. Tu as passé ta vie à coucher tes pensées sur le papier, Futur Jerry, et dans ton cas, ce ne sont pas les pages qui partent en flammes, mais l'esprit qui les a créées. C'est marrant que tu te souviennes de cette citation tirée d'un livre que tu as lu il y a plus de vingt ans alors que tu n'es pas fichu de retrouver tes clés de voiture.Et je vais vous le dire : j'ai tout à fait accroché à Jerry. J'étais à ses côtés en tremblant pour lui, quand il a appris sa maladie, quand il a dû faire face aux réactions de son entourage, quand il a commencé à avoir des absences longue distance, quand il a commencé à se sentir comme un animal en cage. J'étais à fond, et je n'ai pas pu le lâcher. J'ai cru en lui, et j'ai aussi douté de lui. J'ai douté de tous les autres, et puis j'ai presque fini par douter de moi. Mais surtout, je me suis laissée emporter, et quand la vérité a éclaté, j'ai eu envie d'exploser, ou de pleurer.
Paul Cleeve a une écriture à laquelle j'adhère complètement. C'est fluide, honnête, parfois brutal, souvent cynique, désabusé, mais aussi régulièrement drôle, piquante. Le passage du "tu" au "il" est bien géré, et ça permet de se sentir pris au jeu, au piège, par les tripes. Se mettre dans la peau d'une personne touchée par Alzheimer est une contrainte assez complexe, mais gérée ici avec une parfaite maîtrise, il n'y a pas un moment où on n'y croit pas. C'est touchant, très touchant, trop touchant. Jerry, mon pote, si tu savais. Personne d'autre n'avait rien vu venir non plus.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4
par Mrs.Krobb
Ne fais confiance à personne de Paul Cleave
Littérature néozélandaise (traduction par Fabrice Pointeau)
Sonatine, août 2017
21 euros
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