Mais comme elle soulevait la bâche transparente dans le soleil revenu afin qu'il évapore l'eau qui du ciel avait tout gagné quelques heures plus tôt, la tablette brune couchée là sans vie m'a soudain comme sauté aux yeux de son corps de bois sombre. Sorte de sole solide, ni rectangle ni ovale, plaque allongée plate et trapue à la fois aux angles arrondis aux tranchants émoussés, évidente et tout de même étrange, elle s'affinait sur l'un de ses côtés, poisson de bois sans nageoires, sans queue ni tête. Le contact de l'eau sur une partie de sa surface l'avait rendue bicolore, pie, camée miel et châtaigne, cuir sec/cuir humide, caramel/chocolat. M'arrêtant alors je vis que comme d'écailles elle semblait partout recouverte de marques irrégulières, de petits dessins grossiers alignés, et sans réfléchir soudain curieux j'ai tendu vers elle ma main qui serrait un billet donné un peu plus tôt par mon père, et posé la pointe d'un index inquisiteur sur le flanc plat, et l'ai senti scarifié de fins sillons, qui formaient des figures.L'histoire tourne autour de trois thèmes principaux. D'abord, cette tablette mystérieuse, qui semble avoir eu un attrait magnétique puissant sur le jeune homme, avec les écritures presque hiéroglyphiques, dessinées, indéchiffrables (que nous supposons être celles représentées sur le couverture du livre). Puis les livres écrits par la bibliothécaire elle-même sur l'île Rapa Nui ou île de Pâques, par cette femme fascinante férue de langues complexes, symboliques, encore incompréhensibles et recelant plein de secrets. L'amour des mots, des symboles, du verbe, qui semble au début être le pilier de ce roman et qui finalement ressemble presque à un prétexte, mais qui a su éveiller en moi un enthousiasme certain.
J'avais vite chassé ces oiseaux railleurs car j'avais besoin pendant qu'elle me parlait d'une disponibilité totale de mon esprit pour ne pas laisser paraître que je n'y comprenais par grand-chose, et puis surtout pour tenir ces chiens de mes yeux en laisse, ne pas les laisser glisser dans son cou glisser sur sa robe glisser sur la pomme dorée de son épaule qu'elle devait recouvrir régulièrement, et celles de ses genoux toujours là en-dessous, qui attiraient mon regard de leur chant de sirène silencieux.Ensuite, vient le rapport aux femmes, ces êtres lumineux, charmants et désirables, hors de portée des jeunes hommes qui font des pieds et des mains pour tenter de se faire voir, de ne pas se laisser impressionner, pour tenter d'aller polliniser le nectar sacré. Les femmes aussi belles que la flore décrite avec passion, couleurs, odeurs et volupté dans des descriptions envolées de l'île aux dunes, aux forêts et aux plages où vient s'abandonner la mer, source régénérante et sensuelle.
Et enfin, le point noir, le vortex en la personne de l'ami Ficelle, le rebelle. Presque une icône pour le narrateur, son jeune ami dont on ne connait pas d'autre nom que le Rouquin, un objet à la fois d'admiration et de peur, dont on suit l'évolution entre le lycée et le travail à l'usine, puis le dérapage (in)contrôlé vers différentes substances récréatives à dégénératives puis psychédéliques, et enfin la descente aux enfers. En quelques passages flash-back, on assiste à la fougue, l'insolence, le désespoir, l'esprit d'aventure et l'envie d'aller taper toujours plus fort, toujours plus loin, propre à ceux qui n'ont rien à perdre et souvent rien à gagner non plus, si ce n'est l'ivresse de vivre comme on l'entend. Mais surtout, c'est l'histoire d'une relation plutôt toxique, une sorte de gouffre, de Triangle des Bermudes dans lequel le narrateur se laisse entraîner sans conviction ni rejet, comme un objet à la dérive où les limites sont sans cesse repousser et où il va falloir apprendre à dire "non".
Lente montée de chaleur la musique familière cesse de l'être et écoutée déjà mille fois se retrouve peu à peu nouvellement inouïe. Je perçois chacun de ses temps de ses instants chaque instrument me parle bientôt isolément avant de rejoindre les autres et d'enfanter avec eux une harmonie parfaite et les yeux fermés là sur mon lit qui tourne je la comprends enfin à cent pour cent la musique et m'en émerveille. Puis sans cesser de tout saisir des sons mon esprit s'empare bientôt d'autre chose : derrière mes paupières closes un fourmillement de couleurs est apparu qui se rejoignent se disjoignent se mêlent se marient explosent et bavent et recommencent et j'ouvre les yeux et alors la beauté infinie du papier qui tapisse les murs de ma chambre, négligée d'avoir été là sous mes yeux depuis mon enfance, m'apparaît dans tout son sublime et je passe un temps éternel - le temps a cessé d'exister - à en regarder le motif de lignes verticales si longtemps méprisé, si longtemps cru simple, et je saisis soudain tout son sel j'embrasse son effort d'abnégation de ses lignes (...)Le roman est écrit d'une façon fluide, presque orale, poétique, qui suinte la jeunesse et l'innocence, et on s'y laisse transporter, doucement, comme flottant sur des vagues et des impressions, retournant un instant dans l'imagination et les angoisses adolescentes. C'est d'ailleurs ce qui fait à mon sens la force de ce livre, cette écriture tout en haleine, sensorielle et directe, suivant les détours de la pensée et retranscrivant les émotions, les sensations, les réflexions et les dialogues tout de la même traite, comme un dessin formé d'une seule ligne, avec un élan adolescent mais des descriptions parfois très adultes. A la fois pur et souillé, magnifique et tragique, comme une baignade sous l'orage, où même la noirceur est racontée avec une distance toute fantaisiste, presque enfantine; bref, un récit de vacances comme sûrement beaucoup ont pu le vivre, un livre parfait pour la fin d'un mois d'août, l'entrée dans l'âge adulte.
Je remercie Babélio et les éditions Phébus pour ce roman rafraîchissant, dépaysant et sensible, qui constitue en plus un plutôt bel objet, avec se couleurs de glace acidulé aux reliefs sablonneux.
par Mrs.Krobb
Îles flottantes de Jean Luc Cattacin
Littérature française
Phébus, août 2017
16 euros
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire