lundi 23 octobre 2017

"Stone Junction" - Jim Dodge

Daniel se mit à pleurer. Annalee déboutonna son corsage et lui offrit un sein. Daniel le repoussa en hurlant de plus belle. Annalee avait seize ans ; Daniel à peine deux semaines. C'était le 1er avril. Elle était quelque part en Californie, dans un chalet au toit de bardeaux, plein de courants d'air, construit par un berger en 1911, avec pour seule nourriture du pain, du fromage et quelques boîtes rouillées de porc aux haricots blancs dans le placard. Elle avait soixante-sept dollars en poche.
- Tu as raison, lâcha-t-elle à l'intention de Daniel qui braillait encore, et elle commença elle aussi à pleurer.
Annalee Fargo Pearse vient de s'échapper de chez les bonnes sœurs après avoir accouché de son fils et a été prise en stop par un routier plutôt bienveillant, Smiling Jack, qui lui offre de rester dans son chalet à condition d'accepter de temps en temps quelques hôtes en cavale. Au fil des années, elle et Daniel se remplument un peu, apprennent tous les deux la vie, et découvrent des individus tous aussi improbables qu'enrichissants. Pour Daniel qui n'a jamais eu de père (faute de savoir lequel était le sien parmi de nombreuses possibilités), c'est une vraie occasion de choisir parmi de nombreuses figures paternelles, de se construire une nouvelle famille éphémère mais extrêmement solidaire et soudée.
Paradoxalement, l'école buissonnière permanente permis à Daniel d'avoir une profusion de professeurs. Certes, tous les visiteurs qui passèrent ne s'intéressèrent pas à l'instruction de Daniel, mais la plupart trouvèrent son ardeur et ses dispositions irresistibles. Il étudia la calligraphie avec Annie Crashaw, une falsificatrice de très grande renommée. Sandra XY, une sorcière révolutionnaire, lui apprit les arts délicats de la subversion et du sabotage, insistant sur l'importance de l'analyse de systèmes dans leur totalité, afin d'identifier leurs points de vulnérabilité, détaillant non seulement les parties mais la manière dont elles étaient reliées les unes aux autres. La délicatesse de l'art de Sandra XY tenait à sa croyance exclusive en des moyens non violents, conviction qui ne trouva qu'un faible écho auprès de Daniel. Ses seuls exemples de violence lui avaient été fournis par la nature, ce qui ne l'avait ni attiré ni repoussé. La violence était inhérente à la vie.
Quand sa mère tombe amoureuse d'un alchimiste qui souhaite plus que tout dérober du plutonium afin de faire pression sur les grandes puissances nucléaires, afin que stoppe la folie humaine de la manipulation des éléments, les choses tournent mal. Elle meurt en faisant diversion avec une bombe, à côté de son fils, qui sera plus tard repris en charge par l'AMO (l'Alliance des Magiciens & Outlaws).
« Mais indépendamment des dérives concernant son nom, l'AMO est une société secrète - enfin, davantage de l'ordre du secret de polichinelle, en fait. En gros, l'AMO est une alliance historique de criminels, d'inadaptés, d'anarchistes, de chamans, de mystiques de la terre, de romanichels, de magiciens, de scientifiques fêlés, de rêveurs et autres individus sociologiquement marginaux. Je me suis laissé dire que l'Alliance avait à l'origine été montée pour résister aux influences pernicieuses du monothéisme, en particulier du christianisme, qui s'en prenait à l'alchimie prétendue païenne, l'obligeant à se terrer dans la clandestinité. »
Continue alors son incroyable apprentissage de la vie en marge de la société, dans cette grande communauté composite constitués de hors-la-loi. Les hors-la-loi ne font le mal que lorsqu'ils estiment agir pour le bien ; alors que les criminels, eux, ne se sentent bien que lorsqu'ils font le mal. Son éducation ressemble étrangement à une initiation alchimique, un dépouillement extrême et un affinement du corps, de la conscience, de l'esprit, de la tactique, pour finalement apprendre à déjouer tous les systèmes, les identités et les lois humaines, et terminer par apprendre à disparaître complètement, et ceci afin d'aller dérober en déjouant les systèmes de sécurité les plus sophistiqués du monde le Diamant le plus étrange, le plus pur et le plus lumineux.
Je pense —je sens, pour être exact— que le diamant est une force intérieure possédant une densité extérieure, la métaphore transfigurée des prima materai, la masse primordiale, le spiritus mundi. J’imagine que la supposition largement admise, selon laquelle l’univers entier a été créé à partir d’une boule minuscule de matière dense qui a explosé, propulsant des morceaux dans l’espace en mouvement d’expansion, ne t’est pas étrangère. Le diamant sphérique est le souvenir, l’écho, le fantôme de ce cataclysme ayant donné naissance au monde ; le point d’origine emblématique.
L'entraînement de Daniel, draconien et sans concession, passe par l'apprentissage de la vie dans les montagnes, la méditation, la science des drogues, la neutralisation des système de sécurité, le toucher tantrique, les jeux d'argent, le déguisement et la magie de l'évasion / disparition. C'est à la fois très zen et hyper déjanté, ésotérique et très terre-à-terre. C'est peut-être le roman qui en dit le plus long sur l'homme qu'est Jim Dodge, fils de militaire qui a également longtemps vécu dans une communauté autonome, et qui a terminé par être diplômé en poésie, directeur d'écriture créative à l'Université Humboldt State en Californie.
Attention, ici on kause GRANDE Kulture. Du monumental ! De l'Immensément Incommensurable ! L'Esprit Splendide File dans le Vide ! Sautes de Transmission, Direct Boum dans ta Cervelle ! Lancement Orbito-Sexuel Astral à Circuits Intégrés ! Tout juste auguste, ça y est t'es dessus ! Bienvenue au Klub Kulture du Mage qui Marche sur les Nuages. Maintenant juste entre toi, moi et les murs de la taule, les kids, ce soir, on a une émission fabuleuse. Si c'est pas la décolle, c'est que t'es enchaîné au sol.
L'histoire dans son intégralité est dense, complexe, inventive, improbable, anarchique, visionnaire et explosive. Chacun des personnages est une mine d'or d'informations, de richesse d'enseignement, et chacun est à la fois fortement attachant et désespéramment irritant. Certains autres, uniquement de passage, sont là pour redonner un éclat, un souffle de fraîcheur et de promesses. C'est également un récit qui est très ancré dans la nature humaine, animale et végétale, dans l'essence même des choses - un vrai conte de hippie sans les cheveux gras, une œuvrette alchimique qui donne envie d'aller s'exiler au fin fond du monde et d'apprendre à se ré-apprivoiser, se connaître, se dépasser, à se fondre dans la puissance de la pierre philosophale. 
« Vous savez, dit Daniel en se frottant à l'endroit où il avait été mordu, j'ai passé beaucoup de temps dans les collines. Je connais les collines. Je m'y sens en sécurité. Quand je me suis réveillé ce matin, je me réjouissais à l'idée de passer une agréable journée à rassembler le bétail, et me voilà six heures plus tard complètement défoncé, les oreilles qui sifflent encore à cause de ce que j'ai avalé au déjeuner, avec un mulet sado-maso qui picole du whisky et qui a manqué de me bouffer la cage thoracique, en route pour aller voir une nana mystérieuse, pour des raisons plus mystérieuses encore - vous aviez raison -, vraiment je ne veux pas savoir, et je commence à croire que les choses nous échappent sérieusement. »
Surtout, ce n'est pas un roman qui se prend au sérieux, et qui le fait admirablement bien. Jim Dodge est un génie littéraire qui signe de vraies pépites, entre l'Oiseau Canadèche et Not Fade Away, dont on regrette qu'il n'ait pas été plus prolifique. Écrit en 1989, c'est un livre résolument intemporel qui célèbre ce qu'il y a de plus fou, de plus beau, de plus magique dans la vie, à travers la joie et les peines, les tragédies et les explosions, la jeunesse et l'éternité, l'entraide et la débrouillardise. Ayant eu la chance de le découvrir lors de sa première parution en français, je suis doublement contente de le voir réédité aujourd'hui, et j'en remercie les éditions Super 8. Et n'oubliez pas, c'est une œuvre de fiction. DE FICTION.
Nous ferons de la musique qu'on ne peut pas entendre quand on est seul, célébrerons la beauté qui est à naître, nous prendrons le putain de diable par les cornes et lutterons jusqu'à le terrasser. Nous tirerons des plans sur la comète, mon coeur. Nous valserons dans le cimetière au clair de lune, comme des dieux déchus, nous serons dévoilés, nus comme des vers, et chacun baisera les cicatrices de l'autre.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

par Mrs.Krobb

Stone Junction de Jim Dodge
Littérature américaine (traduction par Nicolas Richard)
Super 8, octobre 2017
22 euros

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