Il n'en revenait pas. Avoir parcouru plus de neuf cents miles sans rien de plus méchant qu'une ou deux anicroches de saloon, et quelques transactions tendues avec un groupe de migrants isolés, c'est-à-dire avoir été assez malin pour tracer sa route en déjouant la majorité des pièges naturels et humains, et tomber là, en pleine montagne désertique, alors qu'il n'y avait pas eu trace d'âme ni de près ni de loin depuis des jours, tomber là sur un voleur de cheval d'une telle décontraction, c'était vraiment la poisse. Il se serait tiré une balle dans le pied qu'il l'aurait mieux pris.C'est l'histoire de ceux qui fuient, qui cherchent, qui suivent la course du soleil et qui s'abandonnent, qui suivent des pistes. C'est l'histoire de celles qui soignent, qui savent, qui dansent, qui chantent, qui jouent et qui tissent. C'est l'histoire de Blancs, beaucoup, et aussi d'Indiens, de la rencontre et de la sagesse, de ce qui noue des liens et de ce qui attise la colère. C'est une histoire qui tend vers la paix en temps de guerre, un Western raconté par une femme.
Jeff marchait à grands pas et pensait aux hommes, à ce qui les sépare, à ce qui les relie, aux fusils, et aux formes que prend la curiosité irrépressible des uns pour les autres.Beaucoup de personnages qui se croisent, qui d'abord voudraient se faire rôtir mutuellement puis, à force de faillir être flingué, finissent par se rassembler et mettre chacun leurs qualités à profit, d'avoir un rôle, un talent exploité. Les nouvelles villes construites dans les déserts du grand ouest permettent ce sentiment de renouveau, d'infinies possibilités et de solidarité. Chacun et chacune ont fui un monde pourri jusqu'à l'os et cherchent un or symbolique dans quelque chose qui nait de leurs propres mains, quelque chose qui sera donc plus à leur image. Et tous, toutes, malgré leurs défauts et leurs blessures, ont leur histoire à raconter, une sorte de poésie mal embouchée, couturée de partout, un peu amère, même si la vraie poésie ici, c'est surtout celle de la nature, sauvage et indomptable, parfois presque mystique. Et il y a les Indiens, mystérieux mais sages, qui insufflent de l'âme et du pouvoir, du savoir et de la raison partout sur leur passage, que l'on n'approche qu'à pas feutré, la paix au coeur.
Depuis qu'elle s'était volatilisée du village d'Orage-Grondant, Eau-qui-court-sur-la-plaine lui laissait des fantômes de pistes qui le menaient parfois jusqu'à une de ses caches. Quand c'était le cas, les signes qu'elle laissait était clairs et l'espace, plein de sa présence, avait cette qualité électrique qui lui était propre et qu'il reconnaissait toujours avec le même frisson épidermique. En lui permettant de la suivre de loin en loin, Eau-qui-court-sur-la-plaine lui disait qu'elle ne désirait pas pour l'instant de contact humain direct mais qu'elle ne rompait pas le lien.Ce que nous avons ici, en somme, c'est une sorte de souffle nouveau dans le monde du western, malgré toujours quelques stéréotypes qui ont la vie dure - on dira que c'est le contexte qui veut ça, pour rester historiquement correct. Il y a dans ce livre quelque chose d'extrêmement bienveillant, une rédemption accordée pour tous, une volonté de s'ouvrir, de vivre ensemble, de construire plutôt que détruire. Il y a un amour certain et profond pour la nature, la Terre, les animaux, les rythmes naturels. Il y a quelque chose qui dépouille l'humain de ce qui le ronge de l'intérieur pour le faire renaître plus pur et plus compatissant, ce qui n'est pas spécialement chose aisée dans ce genre de littérature. Peut-être un peu à la limite de l'utopie, un genre de western qui sent la rose et dans lequel on se plonge comme dans un bain moussant. Un pari plutôt réussi, donc, à ce niveau, et qui revigore plutôt pas mal. Mais ce que je regrette, finalement, c'est que tant qu'à être dans un livre écrit par une femme, ces dernières ne soient ici finalement pas tellement explorées, bien qu'elles aient leur mot à dire et un attrait certain - et qu'en plus je sais de source sûre que Céline Minard en parle très bien. Quant aux frontières mouvantes de l'imaginaire, assez peu exploitées aussi je trouve, alors que c'était chose promise et qu'il y a du potentiel foulé du pied, mais je pinaille un peu, car j'ai adoré lire ce récit plutôt dépaysant. Des prix littéraires bien mérités ici. Et aussi je ne peux que vous conseiller, si vous avez l'audace, de vous plonger dans les Ales ensuite.
Bonus : extraits 1, 2, 3
par Mrs.Krobb
Faillir être flingué de Céline Minard
Littérature française
Payot & Rivages, septembre 2013
20 euros
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