jeudi 11 janvier 2018

"Chaos" - Mathieu Brosseau

Chaos : ouverture, abîme, cavité / confusion générale des éléments de la matière, avant la formation du monde / ensemble de choses sens dessus dessous et donnant l'image de la destruction, de la ruine, du désordre.
Bris de feu, tout est dans l'instant de la brisure ; le feu est un organe, une autre dimension de la tête.

J'avais du mal avec ce qui entrait dans ma bouche, descendait par l’œsophage et n'était que périssable. Ce qu'on aime est toujours périssable. Misérablement périssable. Souverainement organique. Dès que la chose aimée est avalée, prête à se dissoudre, le ventre plein est bien seul. Tristement seul.
Qu'est-ce que le chaos sinon une sorte de folie du monde, une force incomprise, quelque chose qui aspire, ou qui repousse, l'abîme représentée ici comme suit : La crevure de la naissance, moi je vous parle de l'univers, des univers qui se contiennent les uns les autres, qui s'accouchent les uns les autres et qui au final avortent, je vous parle du monde, du nôtre, parce que je le vois, on croit que le monde existe, mais il existe moins que le grand Chorion, vous me prenez pour une guenon, une imbécile pas finie, regardez là-haut bande de singes, il y a un carrefour de lumières, il clignote comme des cils, il accouche les consciences, mais lui il n'en a aucune, non non, il n'est pas volontaire, il n'a aucune volonté de faire, il fait c'est tout, pas plus pas moins, comme l'ampoule.
Eux et leurs lunettes estiment qu'elle a simplement développé un don surhumain : elle est capable de VOIR le Big Bang, là, maintenant, en plein ciel. C'est tout simplement le signe du génie ! et non celui d'un gène défectueux ou de l'action de quelque diable que ce soit. Selon eux, La Folle n'est détenue que pour protéger la société de sa façon de concevoir le monde. Raison politique. Secret d’État. Il est clair qu'un Big Bang contemporain de l'homme, en tout instant, bouleverserait la façon qu'a traditionnellement l'homme de concevoir le Temps.
Dans un monde tout en dualité et en conjonction, où la cellule se divise d'abord en deux, pour former trois, trois femmes au même prénom, qui ne se distinguent que par leurs caractéristiques, trois furies, reines du chaos, la sainte trinité de la noirceur, en deux lieux différents, la Ville et l'Autre Ville, mais aussi la Ville Frontière, deux puis trois, encore, et ce train qui traverse les lieux comme la pensée traverse l'esprit, charriant son lot de paysages, de lieux communs, de nouveauté et d'émotions. Lorsque l'on n'a pas d'identité, qu'on est juste la copie de la copie, qu'on est soi en même temps qu'une autre, mais pas tout à fait, et qu'on est plus que la Folle, il y a de quoi devenir...
Anamorphoses. Dix ans déjà, dix ans que la Folle voit depuis sa fenêtre à barreaux quelques vies bourgeoises s'enrider, s'accoupler et se multiplier comme rats, se battre à coups de vaisselle parfois ou se haïr à s'en faire rougir les jugulaires. À en mourir aussi, suicide ou meurtre au nom de l'évangile de la liberté vraie, c'est-à-dire par dévotion. Mourir ou se mentir sur l'autel de cette même foi. Les sacrifices se font toujours par deux.
La folie, qui n'est ici rien d'autre qu'un traumatisme, celui d'être venue au monde dans un monde qui ne veut pas de soi, le cordon non encore coupé et ce vide qui aspire, toujours, l'invitation du chaos, comme celle du serpent, l’œuf cosmique. La mort plutôt que la vie, et comment ne pas perdre la tête, le corps, et cet œuf toujours, sur le front, le phœnix qui renaît de ses cendres et les avale toutes crues.
« Zinzin, bwiz, zig, zaza, est le petit nom qu'on donne à ceux qui jouissent de leurs excès cérébraux, haïzou. Leurs neurones violemment s'entrechoquent, biz biz, hein, comme s'ils se trouvaient propulsés dans un moteur à réaction. Boum. Ou pour être plus exact, comme s'ils étaient des allumettes en feu projetées en chute libre dans le vide. Zwing. » 
Récit étrange, décousu, le passé mélangé dans le présent, une institution psychiatrique où l'on peut juste disparaître comme ça, presque un conte de fée où le preux chevalier enlève la princesse, sauf que non, c'est beaucoup plus noir. Une enfance terrible, une vie en hôpital, un exil thérapeutique, un élan de folie dans la folie dans la...
« Bon, reprend-elle, vous vivez un truc, n'importe quoi, vous le vivez, vous vous fourrez dans la vie, il y a du sentiment qui se niche là-dedans, et le sentiment se partage, dévoration, des gens peureux l'ont appelé pathos, comme si c'était une maladie de ressentir, l'émotion, un mal l'émotion, ça se soigne le mal, mais il est toujours là bien sûr, le mal dans le ventre de celui qui vit, qui s'est fourré dans une graine de vie, la biologie humaine est illustrative, elle n'a qu'un temps, elle ne donne qu'une idée de l'homme, pas davantage, le plus important c'est le vide à partir duquel il est toujours possible de faire quelque chose, le trajet, la course, la vasque qui attend la graine soufflée par les vents. »
Une lecture pour le moins dérangeante, avec des faux airs parfois presque enfantins, naïfs - parce que si spontané, hors des règles adultes -, mais sans joie, sans illusion, avec le mauvais œil qui guette, comme une plaie qui démange. Une écriture à vif, comme le dégorgement d'un mental à nu, sans le filtre de la raison, de l'esthétique, comme attrapée en l'air et retranscrite par le chaos. Spectateur silencieux qui entend palpiter les cerveaux et les tripes de chaque personnage en approche et tout se mélange en une cacophonie à bout de souffle, pour qu'à la fin on ne sache plus, et c'est comme une sorte de virus dans l'air qui contamine, pour qu'à la fin les médecins deviennent fous et que les fous retrouvent leur tête - et tout le monde a du sang sur les mains dans cette famille, absolument tout le monde.
Lui et ses pairs avaient fait croire qu'ils n'y pouvaient rien, ils vendaient des armes pour que les idées se défendent, qu'ils créaient des musées pour que la mémoire fasse de même, que ce n'était pas eux-mêmes qui tuaient, qu'ils n'avaient pas de sang sur leur veste, que ce n'était pas eux qui conservaient le patrimoine volé, non, pas eux.
Et puisque c'est dans un train que j'ai englouti ce chaos, dans un train vers d'autres lieux, et ce sentiment d'étrangeté qui fait quitter les repères pour s'abandonner dans le grand vide, alors je peux le dire, j'ai été littéralement soufflée, et ça m'a piqué, un peu, puis comme une caresse et des chatouilles dans le ventre pour finir comme une bosse au milieu du front. Il y a là de quoi être secoué.e si tel est votre souhait, attachez vos ceintures et enfoncez vos chapeaux, glissez dans l'abîme.
Les gens vivent dans leurs mondes. Ailleurs. Dans la caverne, il fait toujours meilleur.
Ainsi rêve-t-il.
Je remercie l'auteur et les éditions Quidam pour cette avant-première, cette découverte, cette incursion dans le bizarre, cette prose hallucinée et audacieuse.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6 + possibilité de lire un extrait sur le site de l'éditeur

par Mrs.Krobb

Chaos de Mathieu Brosseau
Littérature française
Quidam, février 2018
18 euros

1 commentaire:

  1. C'est en effet une voix que celle de Mathieu Brosseau

    À suivre, on ne sait pas : Uns a pu nous inspirer, et comment. En effet qui peut le suivre, et le pourrait-il pour quoi, vers où ? Mathieu Brosseau le sait-il lui-même, et je ne lui lancerais pas cette pierre autrement qu'en le lisant et relisant. À écouter-entendre oui. Certainement. (Et à réécouter pour le bien entendre.) À l'auteur de la "camisole de force" (Frédéric Saenen) — au-delà de la belle métaphore et du coup d'exploit langagier —, assez digne de Gala (ou du célèbre slogan de Paris-Match) : Il est toutefois dommage qu'il faille exclure (autrui) pour se (le) poser… Encore ce vieux clivage du ciselé et de l’amplique (la broderie du corset de vers avec sa rime et celui qui se veut blanc sans dentelles) : flip-flap versus vroum-vroum, en sortira-t-on ? Pour rejoindre la "proserie" de la voix, loin de la "reproésie" de l’écrit l'aliénation de l'autre qui n'est pas mon pareil n'a-t-elle pas déjà une assez lourde histoire…
    Il faut aussi dire que l’on est toujours dans ce complexe de la littérature devant la peinture ou la sculpture, et qu’elle a disons (le Colorfield painting est un exemple pertinent, ou plus avant), non pas 70 ans de retard mais plus de cent, autrement dit une éternité. Or le temps de rattraper ce retard, politiquement est déjà probablement passé…
    Il y a d’autres problématiques, et d’autres voies de synthèse ou de dépassement. Mathieu Brosseau en est une.
    Il y avait également Tony Duvert et Bernard Desportes.

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