Jean Berton, pour la postface
Entrez à vos risques et périls dans l'univers de John Herdman qui livre ici un magistral exemple de mise en abyme, de la confession dans la biographie dans le testament dans le témoignage...
C'est la formulation de l'annonce qui m'a attiré : brève, précise, témoignant d'un esprit cultivé. La première phrase m'a plu, et la seconde encore davantage : « Recherche écrivain aux compétences reconnues pour rédiger une autobiographie. Importante rétribution proposée. »
Votre hôte principal pour ce voyage tortueux à travers la mémoire, la raison, la confidence, et la vie d'un homme vue à travers - donc - la plume de ce bien nommé hôte, à savoir Léonard Balmain, écrivain cinquantenaire qui, faute de trouver l'inspiration ou le public, finit par répondre à cette annonce étrange, sans se douter au départ de là où ça allait l'amener...
- Vous avez absolument raison, vous savez. Il y a en moi un double mouvement : je veux à la fois révéler et dissimuler. Révéler et, à travers vous, révéler à - qui sait ? Et dissimuler - à moi-même. Mais si je me dissimule des choses, il m'est impossible de vous les révéler. Que fait, alors ?Le deuxième protagoniste, non moins si pas plus important que notre bon écrivain, est Tod Torquil, homme difficile à cerner, qui ne se dévoile que par petits à-coups, tantôt insignifiants tantôt terribles et foncièrement intimes. Débrouillard, cultivé, sûr de lui, père de famille, c'est pourtant avec une facilité désarmante qu'il tombera dans un piège, caché dans le joli minois d'une femme ensorcelante, qui lui vaudra plus tard de tout perdre, jusqu'à la raison.
Il s'interrompit un instant. Je gardais le silence, sachant que lui seul pouvait répondre à la question.
- Je ne sais pas, reprit-il. Franchement, je ne sais pas si je suis capable de vous raconter cette histoire avec la sincérité émotionnelle que vous me demandez et sans laquelle il vous est absolument impossible d'écrire ce livre. Je ne vois qu'une solution : vous devez pallier mes manques. Vous mettre à ma place, essayer d'adopter mon point de vue, ma façon de penser et de sentir. Vous avez dit avoir soudain pris conscience que vous écriviez un roman. Bien. Alors faisons comme ça. Il n'y a pas d'alternative. Si vous vous sentez capable de le faire comme ça, ça me va. En fait, cela m'enlèvera un grand poids des épaules - un poids que je commence à trouver intolérable.
C'était un dimanche soir ; Torquil était en proie (et ce n'était pas la première fois, ces derniers mois) à un malaise insidieux, une angoisse diffuse et envahissante. Il reprit le livre qu'il relisait pour la deuxième ou troisième fois - Les Fanatiques de l'Apocalypse de Norman Cohn, ouvrage qui avait à ses yeux un intérêt beaucoup plus personnel que théorique. L'apocalypse exerçait depuis longtemps sur lui une fascination horrifiée. La vision de la fin de toutes choses était comparable à une faille profonde et étroite qui parcourait l'ensemble de sa rationalité et menaçait le contrôle rigide de ses émotions.Sans en dire plus de l'histoire, que, je n'en doute pas, vous savourerez avec sûrement autant de délice que moi, avec toutefois un soupçon d'effroi, de doute et de dégoût, je tiens quand même à signaler qu'elle ne manque pas de rebondissements. C'est avec finesse et subtilité que John Herdman glisse toute le long de son texte et sous différentes voix des indices qui, pour qui s'avèrera assez attentif•ve, laisseront entrevoir les glissements de terrain, les tremblements dans la toile de la réalité et la possibilité d'une identité trouble, d'une folie qui craquèle les masques, le sol, le monde même.
- Cette définition - changer la réalité selon la volonté du magicien ? C'est usurper la prérogative de Dieu. (...)Les thèmes qui ressortent le plus sont la religion, et plus exactement le christianisme, et plus encore précisément les tenants et aboutissants de l'Apocalypse, mais aussi la magie - ou plutôt la sorcellerie - qui fait tout autant partie du décor et pousse donc dans les derniers retranchements les fervents religieux et les sceptiques, avec un soupçon également de New Age, que l'auteur aime à tordre et essorer de façon strictement ironique - comme pour le reste, d'ailleurs ? De l'illumination au sacrifice, de la retraite spirituelle à la quête identitaire, de la raison à la folie, il n'y a qu'un pas, une faille, un cratère, un léger filet de fumée d'encens. Le thème de la dualité, finalement, est celui que l'on retrouve le plus tout au long du livre, quoiqu'il recouvre, de façon parfois sinistre et parfois en filigrane.
- Faire des changements n'est pas usurper la prérogative de qui que ce soit, dit Kathy. Chacun de nous altère la réalité des centaines de fois par jour - la moindre chose que nous faisons altère la réalité. Vide cette bouteille, et elle cesse d'être pleine. Fais un oeuf au plat, il cesse d'être cru. Toutes nos intentions et tous nos désirs sont de changer les choses, il ne s'agit que de ça.
- Oui, oui... mais dans les actions normales nous ne transgressons pas de frontières naturelles. Nous agissons dans les limites de ce qui nous est permis.
- Qui sait quelle limites nous sont permises ? murmura Abigail
Ce en quoi l'attitude de Tod semble typique de celles d'un grand nombre de personnes de cette génération - la mienne, plus ou moins. Liberté personnelle était le mot d'ordre, rien ne devant en aucune manière interférer avec ce principe divin. Qu'il n'y ait rien qui ne soit autorisé était un principe de base. L'esprit de Tod, naturellement vif et curieux, vagabondait ci et là sans discipline ni limites - au gré des idées à la mode, et selon ce que lui suggérait son inclination ou son tempérament, il s'en amusait, les rejetait ou persévérait en ce sens au gré de la tendance. Bien que réaliste et doté d'une solide faculté de discernement, il souscrivit néanmoins à l'iconoclasme systématique de l'époque. Sa « raison » lui permettait de ne croire en rien du tout ; mais il y avait une autre part de lui, une part irrationnelle, prête à avaler presque tout.Ce livre, qui démarre lentement, fait d'abord un peu le tour du pot - sans jamais être un poil ennuyeux pourtant - finit par dégringoler en une avalanche terrible, et chaque indice est porteur d'une annonce de fatalité ; l'Apocalypse n'est jamais loin. J'admire la prose de l'auteur que je ne connaissais pas, qui décrit si bien l'obsession, le désarroi, la peur, les perversités, de façon tout à la fois détachée et très au fait, qui ne manquera pas de faire frissonner ou rire en coin. C'est une lecture qui emporte, qui entraîne, et qui fait plonger au cœur même du récit pour entraîner qui s'y tente dans une spirale de folie et d'errance spirituelle.
Très tôt, tirant avantage de l'adaptabilité de Tod sur ce point, je décidai d'écrire le livre à la troisième personne. Torquil n'était pas quelqu'un à la place de qui on pouvait écrire « je » en restant à l'aise. Pas moi, en tout cas.La postface est par ailleurs remarquable dans son analyse du livre et permet d'en saisir toutes les subtilités et finesses de langage qui n'apparaissent pas en langue française. Je remercie les éditions Quidam pour cette nouvelle découverte, qui tombe pile dans les sujets qui me fascinent le plus.
Bonus : lire un extrait sur le site de l'éditeur + extraits 1, 2
par Mrs.Krobb
La Confession de John Herdman
Littérature écossaise (traduction par Maïca Sanconie)
Quidam, avril 2018
20 euros
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