Désespérant alors de décrire la souffrance émotionnelle ou d'en exprimer le caractère absolu à son entourage, le sujet dépressif relatait à la place les circonstances, passées ou présentes, dont le rapport avec la souffrance permettait d'en documenter l'étiologie et la cause, dans l'espoir d'au moins parvenir à exprimer à autrui quelque chose de son contexte, ses - pour ainsi dire - contour et texture.
La première nouvelle met en scène une jeune fille - le sujet dépressif -, sa thérapeute et son Échafaudage émotionnel - soit un groupe d'autres jeunes filles, des femmes en fait, et même pour certaines déjà mères, principalement des anciennes camarades de classe qui sont loin maintenant donc on se téléphone surtout. On peut dire que c'est une nouvelle presque personnelle, connaissant la vie de David Foster Wallace, ce qui permet de toucher là où ça pique, où ça démange, où ça fait mal, de parler de dépression et du besoin d'être soutenu•e, malgré la peur de ne pas arriver à s'exprimer, à faire le tour de sa dépression, d'être de trop, de se sentir pathétique. Si l'auteur prend beaucoup de recul - énormément en fait - et écrit cette nouvelle de façon très froide, distante, analytique et répétitive, c'est sûrement parce que lui-même est passé par là et qu'il est extrêmement difficile d'y plonger, de peur de s'y perdre.
Sur un plan rationnel, intellectuel, « cérébral », elle (c.-à-d. le sujet dépressif) était parfaitement consciente de toutes ces réalités et compensations, avait-elle dit à la thérapeute, et il lui semblait même n'avoir bien sûr aucune raison rationnelle, aucun droit, d'éprouver les sentiments vains, puérils et tyranniques dont elle venait juste de prendre le risque émotionnel inédit de confier qu'elle les éprouvait ; et pourtant, avait-elle avoué à la thérapeute, elle n'en continuait pas moins à ressentir, sur le plan plus basique et émotionnellement intuitif des « tripes », qu'il était véritablement humiliant, insultant et pathétique que sa douleur émotionnelle, son isolement chronique et son inaptitude à créer des liens la contraignissent à dépenser 1080 dollars par mois pour acheter ce qui constituait, à bien des égards, une sorte d'amie imaginaire capable de répondre au fantasme narcissique puéril de trouver quelqu'un qui assouvît unilatéralement ses besoins affectifs, sans qu'il lui incombât à son tour s'assouvir les besoins de ce quelqu'un, ni même de s'en soucier, empathie et souci d'autrui que le sujet dépressif au bord des larmes confia désespérer parfois d'avoir en elle, de pouvoir donner.De grandes phrases, des émotions au bord du gouffre, de l'humour de répétition, une peur viscérale, de la caricature et une pointe de désespoir, voilà comment je qualifierai la première partie du livre. Ce n'est pas tant clinique que totalement angoissé, empêtré, engoncé dans un système qui se mord la queue. C'est tellement puissant pourtant que je me suis sentie à la fois hypnotisée, détachée, empathique et désintéressée, à la fois comme le sujet dépressif et ses interlocutrices payées ou non payées qui ne peuvent qu'appréhender ce qui semble de loin un petit point noir et qui ressemble de près à un énorme trou noir.
« Merv estime que cette force, Mesdames, Messieurs, est la capacité des faits de transcender leurs propres limites factuelles et de devenir, en et par eux-mêmes, des signifiants, des émotions. Cette fille ne se contente pas de mettre une claque aux faits. Elle transforme le futile en important. Elle le rend humain, elle en fait quelque chose qui a le pouvoir d'émouvoir, d'évoquer, de provoquer, de purifier. Elle donne au jeu le mystère et la transparence simultanés que nous recherchons à tâtons depuis des décennies. Une forme de fusion de la tête, du cœur, des tripes et du doigt buzzeur compétitionnels. Elle est, ou elle peut devenir, le jeu télévisé incarné. Elle est mystère. »La deuxième nouvelle, Petits animaux inexpressifs, est beaucoup moins lourde et intense à digérer. On retrouve le David Foster Wallace de La Fonction du Balai, avec ses personnages travaillés, parfois hauts en couleur, clairement exagérés, et ses traits d'humour, son ironie aversive envers la société de consommation - ici, via la télévision.
« Des fois c'était moche. Je me souviens qu'elle avait une vie moche. Mais elle nous enfermait dans les chambres quand ça tournait mal, pour nous mettre à l'abri. » Julie sourit pour elle-même. « Des fois au début je me souviens qu'elle me donnait un crayon et une règle. Pour m'occuper. Je pouvais m'occuper des heures avec une règle. »Faye travaille pour une émission télé type culture générale slash questions à buzzer et rencontre Julie, elles tombent amoureuses. Julie est bizarre, différente. Sa mère les a abandonnés au bord d'une route, elle et son frère, parce que son copain de l'époque ne voulait pas de ses enfants. Son frère est autiste. Elle, peut-être un peu, aussi. Mais elle arrive à survivre, son frère lui a besoin d'aide. Ils connaissent par coeur l'encyclopédie. Elle déchire tout à l'émission.
« Mon mot préféré, dit Alex Trebek, est moiteur. C'est mon mot préféré, surtout quand il est combiné avec mon deuxième mot préféré, qui est provoquer. » Il regarde le praticien. « Je ne fais qu'associer. Ça va si j'associe ? »C'est cinglant, sarcastique, critique, voire dur, impitoyable - tout en même temps : drôle, parfois lumineux, avec des petits moments de bonheur à deux. Est-ce que ce serait trop s'avancer de penser que David Foster Wallace était / se considérait lui-même comme autiste (si on me demande, je sais où trancher) et que sa vision du monde, de la société, et sa capacité à la prendre tout à la fois super au sérieux, puis de façon monstrueusement détachée, sa capacité à écrire tout un système qu'il dénonce par ailleurs font que cette nouvelle le touche aussi pas mal - sachant que son rapport à la télé était aussi royalement ambigu. Ici, les autistes sont montrés comme des bêtes de foire (sans blague ?) de deux façons différentes : les autistes surdoués qui percent à la télé et fascinent le public et les autistes institutionnalisés qui ont du mal à parler, ont des mimiques bizarres et sont sujets de moqueries.
Le psychiatre d'Alex Trebek ne répond rien.
« Un rêve, dit Trebek. Je fais un rêve récurrent où je suis derrière la fenêtre d'un restaurant, je regarde le chef qui fait sauter des pancakes. Sauf qu'en réalité ce ne sont pas des pancakes - ce sont des visages. Je regarde un type avec une toque et une spatule en train de faire sauter des visages. »
Le psychiatre fait un clocher avec ses doigts et contemple le clocher.
« Je crois seulement que je suis fatigué, dit Trebek. Je suis fatigué jusque dans mes os. Je continue de m'inquiéter pour mon sourire. Qu'il commence peut-être à devenir un sourire fatigué. Ce qui n'est pas un sourire engageant et qui est inquiétant dans mon métier. » Il se racle la gorge. « Et je pense que c'est avant tout l'inquiétude qui me fatigue. Je suis dans un cercle vicieux et souriant. »
« Est-ce que ça existe, une caresse intellectuelle ? »Bref, on peut dire que ce n'est pas le livre le plus joyeux de l'auteur et je regrette toujours qu'il soit parti trop tôt parce que je ne retrouve nulle part son écriture si singulière, son intelligence pointue, son regard sur le monde acéré, son humour parfois subtil et sa prose juste parfaite. L'avantage de ce livre, c'est que si vous ne connaissez pas David Foster Wallace, c'est court à lire et ça montre deux de ses facettes à la fois sombre et ludique. À la prochaine pour C'est de l'eau.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5
par Mrs.Krobb
Le sujet dépressif (suivi de Petits animaux inexpressifs) de David Foster Wallace
Littérature américaine (traduction par Julie et Jean-René Étienne et Charles Recoursé)
Au diable vauvert, janvier 2015
15 euros
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