jeudi 5 juillet 2018

"Tarte aux pêches tibétaine" - Tom Robbins

On aurait dit qu'une fée littéraire complètement toquée, peut-être née dans un coquelicot du jardin d'Oscar Wilde, m'avait donné un coup de sa baguette alors que j'étais encore au berceau, car je tombai fou amoureux des livres dès que je sus ce qu'était un livre, et je ne faisais des phrases complètes que depuis quelques mois lorsque j'annonçai à mes parents que je voulais être écrivain.

Lire un nouveau livre de Tom Robbins c'est, pour moi, toujours un évènement. Ça a commencé il y a huit ans quand j'ai commencé mes premiers jours en librairie et qu'il y avait ce livre un peu bizarre - on ne savait pas de loin si sur la couverture c'étaient des cachetons ou des petits pains (et c'était la deuxième solution mais on n'était pas loin) - qui s'appelait Une bien étrange attraction. Alors il faudrait que je le relise pour vous en parler en détail, mais je dois dire que ça m'a catapultée fort loin. C'était à peu près au même moment que je découvrais Jim Dodge et David Foster Wallace. Autant le dire, j'étais entrée dans une sorte de transe littéraire.
Ceci n'est pas une autobiographie. Dieu m'en préserve ! L'autobiographie se nourrit de l'ego et je pourrais vous donner toute une liste de personnes dont le nombril me semble plus agréable à contempler que le mien. De toute façon, seuls les auteurs universellement connus devraient écrire leur autobiographie ; pour ma part, non seulement mon nom n'est lancé que de manière occasionnelle dans la machine à polir les pierres précieuses de la conscience publique, mais en plus, il y a fort à parier que les rares endroits où on le cite avec une certaine régularité sont placés sous surveillance policière. Je me suis même efforcé de bannir de tous mes romans tout ce qui est autobiographique, car je ne voulais ni tricher avec l'imagination, ni griller ma vie en essayant d'en faire de la littérature.
Après neuf romans, tous aussi terribles et improbables les uns que les autres, Tom Robbins livre maintenant une nouvelle histoire à la fois dingue, spirituelle et révolutionnaire : la sienne. Difficile de ne pas retrouver en lui l'essence même de ses personnages et intrigues, tant sa vie ressemble à un roman. On zigzague entre cirque, road trip, armée, drogues psychédéliques, religion, célébrités et FBI, on part des hauteurs montagneuses où il ne se passe rien à Manhattan où il se passe tout.
Eh oui, j'avais épousé une inconnue, quitté mon emploi, laissé tombé l'université pour aller vivre à près de cinq mille kilomètres de ma région natale, et j'avais entamé tout à fait par hasard une carrière de critique d'art. Mais tous ces changements, que la plupart d'entre nous considéreraient comme importants, n'étaient que de la roupie de sansonnet comparés à la transformation, l'altération alchimique, la réorientation qui allaient s'imposer à moi alors que j'étais tranquillement assis dans un fauteuil, un après-midi de juillet, en 1964. Je n'exagère pas. En fait, il n'existe pas d'hyperbole suffisante pour en rendre compte de façon adéquate.
Ce ne fut pas un seul, mais toute une succession de lapins blancs, surgissant d'abord ici, puis là, qui allaient me mener jusque dans le trou du pays des Merveilles.
Élevé dans une ambiance de bigoterie, le petit "Tommy Rotten" a attendu d'avoir sa part d'illumination et de révélation - en vain -, et a donné bien du fil à retordre à son entourage. Ce n'est qu'une fois après avoir été initié au LSD que la grande épiphanie opère. Même si, pour être tout à fait honnête, il y a d'abord eu le monde de l'art, la vie de bohème, pour apporter brillance, extase et surréalisme. Ce sont toutes ces sources d'inspiration qui finalement font pétiller l’œuvre de l'auteur, que l'on peut considérer comme un pur produit des sixties, puis des seventies (période à laquelle il a commencé à écrire).
Entre le tragique et le comique, la frontière est plus large, plus profonde, plus irrégulière, bien qu'elle ne soit ni aussi immuable ni aussi problématique que celle qui sépare la vie de la mort ; et ce sont ces oppositions plus flagrantes - au nombre desquelles on trouve le désir et le rejet, le succès et l'échec et surtout, le "bien" et le "mal" - qui attirent généralement ceux qui pratiquent les arts narratifs. Cependant, de mon point de vue, la plus fascinante et peut-être la plus significative de toutes les interfaces, c'est celle qui délimite, tout en les reliant, le ridicule et le sublime. La ligne de démarcation étonnamment étroite entre le sacré et le profane, la prière et le rire, un calice par Léonard de Vinci et une boîte de soupe par Warhol, la Lumière et la plaisanterie, offre un espace de signification qui est aussi exaltant qu'il est hérétique : un souffle de liberté psychique si intensément et étrangement révélateur qu'il pourrait tout simplement donner accès au mystère de l'être. Ou, tout au moins, nous aider à comprendre ce que ce bon vieux Nietzsche avait derrière la tête en écrivant Jenseits von Gut und Böse.
La première raison, s'il en faut, pour lire Tom Robbins, c'est qu'il écrit vraiment très bien. Il est clair qu'il aime ça, et qu'il en a fait sa passion. Il sait raconter des histoires, intriguer, jouer avec les mots, il sait trouver les mots justes et faire en sorte qu'on ne s'ennuie jamais, pas une seule seconde. Ensuite, la deuxième raison, tout aussi évidente, c'est son humour. Dans sa vie comme dans ses livres, rien n'est pris trop au sérieux, et il y a toujours un clin d’œil ou un pied de nez à faire ici ou là. Puisqu'il n'y a qu'une vie, autant y aller avec le sourire - et avec audace.
En tout cas, je résolus de prendre ce silence pour une forme d'assentiment et, fort de cet encouragement, dans ma première critique d'opéra (j'ai oublié lequel), une quinzaine de jours plus tard, je laissai entendre que le spectacle aurait pu être plus captivant, plus pertinent si les choristes avaient porté des blousons en cuir noir, si la soprano avait été la nana d'un motard et la basse un membre des Hells Angels sous amphets. Impressionné par la musique, mais ennuyé par l'atmosphère guindée et vieux jeu de l'opéra, j'avais, si je me souviens bien, ouvertement regretté qu'il n'y ait pas eu de Harley-Davidson sur scène.
Une autre raison, enfin, de lire ce livre, c'est pour toutes les personnalités qu'on y croise, qu'on connaît bien et qui ont marqué leur temps - probablement plus que Tom Robbins lui-même, finalement assez peu connu de ce côté-ci de l'Atlantique. Que ce soit pour Tom Wolfe, Allen Ginsberg, Timothy Leary, Ken Kesey, voire Al Pacino, ou même, oui, même Charles Manson, et bien d'autres encore... Sans compter toutes les références littéraires, musicales, artistiques. En tout cas, il paraîtrait que Tim Leary, en prison, se serait vu offrir un de ses livres sous prétexte que c'était le préféré des Hells Angels (la boucle est bouclée).
Daniel Defoe (1660-1731) n'a jamais vécu à Blowing Rock non plus, bien entendu, mais il s'avère que je suis un descendant direct de cette sommité. Apprenant cela, j'ai eu envie de relire Robinson Crusoe, et quelle n'a pas été ma consternation quand je me suis rendu compte que Defoe était impérialiste, raciste, sexiste et, d'une certaine manière, piètre écrivain - je veux dire par là que dans tout son livre il ne se trouve pas une seule phrase dont l'audace, la beauté, la drôlerie ou la sagesse seraient telles que je donnerais vingt-cinq dollars pour l'avoir écrite moi-même (c'est là une manière un peu bizarre de juger le talent, j'en conviens, mais voilà, c'est comme ça).
Emblème vivant de la contre-culture, avant-gardiste, « Magicien maboul » et écrivain en (très très bonne) herbe, celui qu'on nomme « le plus dangereux du monde » (on apprend enfin pourquoi) est surtout, même aujourd'hui à 85 ans, toujours aussi drôle, pétillant, ironique et indomptable. Et, pour moi, en plus d'être quelqu'un que j'aurais adoré connaître et côtoyer, une icône littéraire, que je regretterai grandement le jour où sa plume cessera d'exercer. Bref, prenez donc une part de tarte, laissez les pêches vous goutter sur les doigts, enivrez-vous de ce sucre acidulé et reprenez-en encore, jusqu'à l'indigestion, n'ayez pas peur.
Dans Une bien étrange attraction, un personnage vole un babouin dans le Woodland Park Zoo de Seattle. Eh bien, trois semaines après la sortie du livre, un babouin fut réellement volé dans le Woodland Park Zoo. Je ne plaisante pas. Vous pouvez vérifier dans les archives du Seattle Times, l'évènement avait fait les gros titres. J'étais absolument convaincu que mon copain Darrell Bob Houston avait kidnappé le babouin dans le but d'attirer l'attention sur mon roman. Il était tout à fait capable, au nom de notre amitié, de monter un coup pareil. Mais l'animal fut retrouvé sain et sauf deux jours plus tard et il s'avéra que le voleur n'était pas du tout au courant que sa réalité avait imité ma fiction.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

par Mrs.Krobb 

Tarte aux pêches tibétaine de Tom Robbins
Littérature américaine (traduction par)
Gallmeister, juin 2018
25 euros

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