lundi 3 septembre 2018

"Isidore et les autres" - Camille Bordas

« T'as pas remarqué que Bérénice, Aurore et Léonard se sont tous inscrits en thèse parce qu'ils pensaient qu'ils allaient trouver des réponses à toutes leurs questions, mais qu'au lieu de ça, il leur faut de plus en plus de temps pour répondre à des questions de plus en plus simples ? Ils divisent toutes les questions en une infinité de sous-questions maintenant, et les sous-questions sont tellement compliquées qu'ils finissent jamais par revenir à la question originale. Ils sont devenus cinglés. »

Dans la famille Mazal, tout le monde est surdoué, probablement autiste aussi, et puis il y a la mère, qui tente de faire tenir la famille ensemble, par les dîners ou les vacances, qui va à l'église en cachette et qui rigole aux blagues du boucher, et puis il y a Isidore. Petit dernier des trois sœurs et trois frères, un peu à la traîne, mais surtout : normal. Pas plus intelligent que la moyenne, pas forcément plus social non plus - invisible aux yeux de sa famille et des autres aussi - mais avec des questions sur la vie qui ne nécessitent pas un doctorat. Au seuil la puberté, il décortique le monde et les gens à travers son point de vue, entre le collège et les silences de la maison, et fait régulièrement des tentatives de fugue.
Le placard en face du lit était entrouvert, et j'avais vue sur ses vêtements, ses vestes et chemises accrochées à leur cintres. Je savais bien que les vestes et chemises n'avaient pas de vie intérieure, de sentiments, mais elles avaient quand même l'air de comprendre que le père ne reviendrait pas et qu'elles ne seraient plus jamais portées. Elles avaient presque l'air d'avoir honte de ne pas avoir disparu avec lui, d'être juste là à nous rappeler son absence.
Le père meurt, soudainement, comme s'il n'était juste pas revenu à la maison, souvent absent de toute façon pour le travail. Dans la maisonnée, c'est comme s'il ne s'était rien passé. Malgré tout, et bizarrement, ce sera Isidore qui fera le deuil, qui s'interrogera le plus, qui ira de l'avant le plus vite, qui tentera de réinstaurer une vie de famille, qui tentera de combler les vides dans les vies de chacun. Et dans la sienne.
« Il devrait vraiment y avoir un programme post-doctoral pour apprendre à reprendre une vie normale. Ou tout un programme doctoral, en fait, pour t'apprendre à vivre. Études en expériences de vie, un truc du genre. L'étudiant devrait réunir une bibliographie sur le genre de vie qu'il souhaite mener, et ses profs l'aiguilleraient vers des partenaires de vie potentiels (amis, amants) compatibles avec ses objectifs. La plupart des partenaires s'avéreraient être des impasses, mais chacun apprendrait quelque chose à l'étudiant et lui permettrait d'avancer dans ses recherches. Son directeur de thèse l'aiderait à voir ce qui a marché, ce qui n'a pas marché, à pas perdre trop de temps... ce serait pratique, non ? On dit que la vraie sagesse s'acquiert en ayant fait l'expérience de la vie, mais bon, il doit bien y avoir un autre moyen, non ? Y a beaucoup d'expériences de la vie qui ne servent à rien, me semble-t-il. On devrait juste pouvoir les zapper et vivre que les expériences nécessaires. »
On se croirait dans un film de Wes Anderson : personnages atypiques, réflexions parfois métaphysiques, poétiques, rationnelles, cocasses ou désinvoltes, silences, répartie, élans très millimétrés, aventures avortées... 400 pages où il se passe à la fois plein de choses et très peu, où presque chaque discussion, pensée ou situation semble faire tilt, avec une écriture fluide et impeccable qui fait qu'on traverse le livre sans s'en rendre compte. Tout est dans l'anecdote, le sens du détail, la façon de raconter - et Camille Bordas sait vraiment raconter. Du banal qui sort assez de l'ordinaire pour happer l'esprit, joliment raconté, avec des émotions au compte-goutte mais beaucoup d'empathie.
Quand Denise a dit que sa grand-mère, sachant qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps, avait arrêté de lire de nouveaux livres parce qu'elle ne supportait pas l'idée de mourir en plein milieu d'un livre et de ne pas en connaître la fin, et qu'elle avait passé ses dernières semaines à relire ses livres préférés, Simone a même hoché la tête en signe d'approbation.
La mort est un thème particulièrement abordé dans le livre, en passant par la mort soudaine, la mort par vieillesse ou par le suicide. C'est donc assez sensible, mais on n'est pas vraiment non plus dans le pathos : la mort est là, elle existe, on y passe tous, de façon différente, et ça doit être dit, et non pas caché, même si ça peut être dur - et vers la fin, ça l'est vraiment. La façon dont les gens voient la mort, la leur et celle des autres, la façon dont on fait son deuil, la façon dont on se prépare à la mort... Je recommande quand même à celles et ceux qui ont un trigger avec le suicide de passer leur chemin.
Quand j'étais plus petit, je pensais que les acteurs étaient les gens les plus intelligents du monde. J'étais persuadé qu'ils parlaient toutes les langues et se doublaient eux-mêmes dans tous les pays où leurs films étaient diffusées. Je croyais qu'ils passaient leur vie à voyager de capitale en capitale pour rejouer, dans une nouvelle langue, ce qu'ils avaient déjà joué dans plein d'autres. Ils devaient au moins parler douze langues (douze, c'est le nombre de langues dont j'étais sûrs qu'elles existaient), et donc être des vrais génies, vu que tout le monde disait de mon père qu'il était très intelligent parce qu'il en parlait quatre.
L'autre sujet, plus important et même omniprésent, c'est donc la question de l'intelligence. Camille Bordas est arrivée, à mon sens, à réaliser un tour de passe-passe habile où l'intelligence est à la fois mise sur un piédestal et à la fois un peu bousculée. On se rend compte à la fois de la difficulté d'être surdoué•e, et de la difficulté d'être mis à l'écart dans un groupe élitiste quand on est soi-même pas très intelligent, et j'ai senti de la douceur, de la bienveillance et un esprit critique dans chacune des lignes (j'ai trouvé la scène de fin très belle, heureusement, parce que juste avant j'étais vraiment triste). Sans oublier un peu d'humour, d'ironie et de renversements de situations, une sorte de balance entre une sorte de dépression ambiante et la légèreté de l'enfance.
J'avais remarqué récemment qu'on pouvait plus rien dire aux adultes (nous, les ados) sans qu'ils en fassent tout un plat, sans qu'ils en tirent une signification extraordinaire qui nous apprendrait quelque chose sur le sens de la vie. Ils se sentaient obligés de dispenser leur sagesse. Par exemple, un garçon de ma classe qui avait juste demandé au prof « Ça va tomber au contrôle ? » avait été invité à méditer sur l'incertitude inhérente à toute chose de la vie (« Je ne sais pas, Jules, est-ce qu'un astéroïde géant va heurter la terre et nous rayer de la carte comme ça s'est passé avec les dinosaures ? »).
Je me suis reconnue dans la majorité des personnages de la famille dans certains cas particuliers, et ça m'a fait un peu sourire. J'aurais adoré lire ce livre adolescente, je pense, parce qu'il traite aussi de ça, de l'adolescence, du passage de l'état d'enfant à l'état adulte - ce qui n'existe pas bien sûr, on le sait tous maintenant -, de la question de l'avenir, de sa propre valeur, de l'image de soi et des autres. Bref, un super moment, un peu aigre-doux, parfois profondément déconcertant, mais à ne pas manquer.
La quantité de complications et de malchance dont les scénaristes accablaient mes personnages préférés m'avait toujours paru assez injuste. Je savais bien que c'était pour correspondre aux règles d'Aristote et tout, mais quand même. Si j'avais ressenti de l'admiration ou de la tristesse pour un personnage, il avait automatiquement une place dans mon monde parallèle de films où il ne se passait jamais rien de traumatisant.

Bonus : des vidéos de Camille Bordas autour de son livre (1, 2, 3) + extraits 1, 2, 3, 4, 5

par Mrs.Krobb

Isidore et les autres de Camille Bordas
Littérature française
Inculte, août 2018
19,90 euros

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