lundi 15 octobre 2018

"La générosité de la sirène" - Denis Johnson

En octobre prochain, ce sera mon trente-troisième anniversaire, tu sais, mais ces deux dernières années seulement j'ai vécu au moins trois fois le genre d'expérience où ensuite au réveil tu te souviens de rien et un expert médical te colle des trucs sur diverses parties du corps en disant, « Fiston, t'as de la chance de respirer ».
Ce livre se décompose en cinq nouvelles. Elles ne se valent pas toutes mais ont la qualité d'explorer différents types de narrations, allant des anecdotes décousues à la correspondance, du monologue à la narration linéaire. Dans la dernière, qui est aussi ma préférée, l'auteur se lance dans la théorie du complot de façon magistrale. Toutes semblent assez différentes les unes des autres ; néanmoins on peut quand même distinguer quelques points communs : le souvenir, la famille - et surtout les frères / sœurs -, la mort, la folie et un vide à combler.
Docteur Machin
J'oublie ton nom. Écoute-moi. Je peux dire ça à personne dans cet endroit ridicule et pathétique qui veut se faire passer pour un centre de désintox mais faut que je te mettre au parfum je crois que cet Antabuse que tu nous as refilé a de sérieux effets secondaires qui se retournent contre nous. Dès que je m'allonge sur ce lit là-bas les idées noires me tombent dessus et je sens mon esprit, mon vrai esprit, se couper en deux. J'entends le diable rire, je l'entends me donner l'ordre de tuer des gens. T'inquiète pas, il m'a dirigé toute ma vie mais il peut pas m'ordonner directement quoi faire, pas question que j'obéisse aux ordres de quiconque, c'est pour ça que j'ai jamais rejoint l'armée.
Les personnages sont presque anonymes, l'auteur nous en dévoile des moments clés, des émotions fortes, mais ils sont là comme de passage, pour raconter une histoire courte. Dans toutes les nouvelles, ce sont surtout des hommes, jeunes adultes ou presque retraités. Très peu de femmes, si ce n'est en second plan, et la plupart sont mères, épouses, ex ou secrétaires (bof bof). Tous les protagonistes sont sur le seuil de la mort - la leur ou celle des autres -, respirant la solitude - la leur ou celle des autres. Et aussi : de l'obsession - pour le diable, pour Elvis -, parfois de la jalousie ou de la crainte. Concernant la mort, il semblerait que ce soit un clin d’œil de l'auteur à sa propre mort (survenue en 2017).
Il nous avait tous rencontrés de la même manière, en se matérialisant soudain près de nous dans un musée, un marché en plein air, une salle d'attente de médecin, et il s'était mis à parler. J'étais le seul d'entre nous à savoir qu'il consacrait tout son temps à la peinture. Les autres pensaient qu'il possédait une affaire à lui - une entreprise de plomberie, d'extermination des parasites ou encore d'entretien de piscines privées. L'un le croyait originaire de la Grèce, d'autres du Mexique, mais je suis certain que sa famille était arménienne, établie depuis longtemps dans le comté de San Diego. Au lieu de nous recueillir pour honorer sa mémoire, nous nous sommes retrouvés à demander : « Mais qui diable était ce type ? »
Je ne connaissais pas Denis Johnson - je n'en avais même jamais entendu parler - donc je découvre un auteur apparemment très connu et apprécié de l'autre côté de l'océan. Le résumé m'avait alléchée, et je remercie Christian Bourgois et Babelio pour la découverte. Il semblerait qu'il y ait plusieurs aspects légèrement autobiographiques ou en tout cas clairement reliés à l'auteur dans ces nouvelles - je serai bien en peine d'en faire l'analyse mais je peux déjà dire qu'il y a quelque redondance dans les nouvelles qui laissent à croire à des indices. Ce que je retiens surtout de l'auteur, dans ces nouvelles, c'est son sens de l'anecdotique, du détail, de l'humour dans l'absurde, et c'est aussi sa capacité à capter l'attention malgré un côté banal apparent. L'agencement des nouvelles est bien fait, en commençant léger et en terminant en fracas. Peut-être est-ce pour ça que je retiendrai surtout les deux dernières nouvelles. Enfin, quoiqu'il en soit, je me dis qu'il y a quelque chose à creuser, et je me laisserai donc tenter, un de ces quatre, par sa prose ou encore sa poésie.
Suis-je en train de marteler la table de mon poing ? En tout cas, quelqu'un le fait. « Écoutez-moi maintenant ! Et faites bien attention ! À l'intérieur de chacun de nous vit un empoisonneur semblable au colonel Parker. » À ce moment-là, je suis déjà debout, je crie, pleure sans doute - mon mariage, j'ai oublié de le dire, bat de l'aile ; mes finances sont au plus bas ; mon boulot de professeur de poésie apte à postuler à la titularisation dans cette prestigieuse université ne tient plus qu'à un fil, un état de fait qui n'a rien à voir avec mon enseignement, lequel est déplorable, ni avec mes poèmes, qui relèvent de l'imposture, mais tout avec la politique du département, à laquelle je ne comprends rien - alors oui, vociférant et en larmes, j'ordonne à mes étudiants de me quitter sur-le-champ, de sortir, de rentrer chez eux - « Allez vous asseoir à votre table sans stylo, sans papier, sans même les mots. Explorez votre cœur, arrachez-en votre colonel Parker pour l'extirper de là, ouvrez grand les mâchoires, déchiquetez-le entre vos dents, réduisez-le en bouillie dans votre estomac, expulsez-le comme une merde - oui, entrez en éruption ! - puis apportez-moi ça tout barbouillé sur la page ! »

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6

par Mrs.Krobb

La générosité de la sirène de Denis Johnson
Littérature américaine (traduction par Brice Matthieussent)
Christian Bourgois, août 2018
20 euros

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