De l'autre côté, le terrain était le même et, comme l'avait annoncé notre hôte, on commençait de voir quelque chose. C'était comme la timide levée de champignons dont l'épaisseur n'excédait pas celle d'une de mes phalanges et dont les bulbes blancs rapprochés dessinaient sur le fond plus sombre du terreau des lignes régulières. Un instant j'eus l'illusion de contempler, fabuleusement agrandie, une pièce de l'étoffe dans laquelle avaient été taillés les pantalons de mes compagnons.Notre narrateur est un voyageur, un pèlerin anonyme, presque effacé, qui s'enfonce dans les contrées des jardins statuaires. Non, vous ne rêvez pas ! Ici, les statues poussent, comme quelque champignon ou végétation mi-sauvage mi-cultivée, et à chaque domaine sa particularité, en terme de style, de pierre, de thème ou de travail manuel. Tous les hommes du domaines sont ainsi des jardiniers assez spéciaux et passent leur vie à tailler, entretenir et livrer des statues. Les femmes, elles, sont à part. Derrière des labyrinthes, elles travaillent également la terre, mais pour les choses essentielles de la vie : nourriture, vêtement... Apparemment mystérieuses, c'est surtout que le voyageur est un homme et n'a guère le droit de les approcher et qu'une sorte de tabou est bien installé. Petit à petit, curieux de nature et assoiffé par cette population aux mœurs étranges, intrigué par la tournure que prennent les statues tout au long de sa route, le voyageur finira par aller au bout de la contrée, là où commencent les steppes et la menace de leur chef.
- Vous voyez ? me demanda mon guide.
- Je vois, dis-je, mais qu'est-ce au juste ?
- Ce sont, me répondit le vieil homme, des petites statues à l'état naissant.
Il ne restait plus rien et, de l'arène où je rêvais aux murailles effondrées qui bornaient mes regards, rien ne consentait plus à témoigner. Une extrême vieillesse rendait les cicatrices indurées de l'occupation humaine à l'indifférence naturelle, comme si, décidément, tous les rêves de civilisation et les tourments qu'ils inspirent n'étaient que la dernière et la plus grossière des illusions. C'était donc cela le désert ; le lieu où même les signes ne pouvaient naître, encore moins se glorifier. L'aspect transitoire des œuvres humaines ne me faisait pas songer, mais la disparition de toute aura et la preuve, par l'absurde, que l'homme n'était qu'un mécanisme obscur, une bestialité rêveuse et écorchée parmi le chaos.L'histoire est riche et le microcosme bien construit. Jacques Abeille nous offre un tour du propriétaire à la fois très complet et rempli de manques, instaurant une sorte de mystère, qui s'en vient grandissant au fur et à mesure où l'on pense avoir tout vu, tout compris. Ainsi, on va de surprise en surprise tout du long. Une fois passés l'étonnement et l'enthousiasme de ce monde qui semble presque enchanté, arrivent un à un vices, ombres et péchés. Plus nous avançons, dans le récit comme dans l'espace, plus il y a comme une lourdeur volontaire, quelque chose de pesant qui menace sans cesse d'éclater complètement. À cette société rigide, presque absurde, le voyageur offre un vent de fraîcheur, un attrait pour le changement et la nouveauté. Mais à quel prix ? Seul bémol : encore et toujours cette discrimination envers les femmes, les exilées, les prostituées... Jacques Abeille tente quand même de mettre en avant cette absurdité, de découvrir un peu plus les femmes, d'en faire un pilier central, mais sans non plus révolutionner cette vision de la société.
Lorsqu'un jardinier se trouvait élevé au rang d'ancêtre, on confiait à deux ou trois qui le connaissaient le mieux le soin de rédiger sa biographie. Ces hommes commençaient par tracer un portrait physique et moral du disparu ; puis ils s'efforçaient de classer les souvenirs qu'ils avaient gardés de lui, de manière à relater le cours de sa vie ; enfin ils composaient un bref éloge funèbre. Cet ordre semblait immuable, mais il était de toutes parts transgressé. En effet, les biographes ne se contentaient pas du témoignage de leur mémoire. En fait, tous ceux qui avaient connu l'ancêtre, c'est-à-dire tous les jardiniers du domaine auquel il appartenait et parfois même des étrangers, étaient sollicités. Or, si les responsables de la rédaction faisaient de leur mieux pour donner à leur récit une certaine unité et quelque cohérence, il était de règle que l'on insérât rigoureusement toutes les informations recueillies, le plus souvent à la place requise par la chronologie, ce qui, comme on peut l'imaginer, ne manquait pas d'introduire des remarques singulièrement disparates dans le cours de la biographie.Entre roman gothique, surréaliste, récit d'exploration, merveilleux, fantastique et science-fiction, je suis bien en peine de nommer ce que je viens de lire. Ce qui est certain, c'est que Jacques Abeille a réellement une plume impeccable, souvent lyrique, parfois très drôle dans l'absurde, de même que dramatique et réflexive. Et son amour de l'écrit transparaît dans la raison d'être du voyageur : écrire, relater, raconter, décrire, rassembler les témoignages. Peut-être est-il même le dernier témoin externe de cette civilisation, et son projet en devient encore plus important. Et si derrière cette société à bout de souffle se cachait en réalité une critique de notre propre société, avec ses tabous, ses rituels obsolètes, ses mis(e)s à l'écart, sa soif de pouvoir, son cloisonnement...
Ce livre est le dernier livre. Et pour la première fois ce jour-là j'éprouvai l'angoisse vague, angoisse qui ne m'a pas quitté depuis lors, de la fin du livre. Il n'y avait vraiment aucune raison pour que je ne continue pas indéfiniment à tracer des signes les uns à la suite es autres. N'y aura-t-il pas chaque jour quelque fait, de plus en plus menu au fil du temps, qui méritera que je le rapporte ? Comment reconnaîtrai-je ce qui vraiment ne vaudra point d'être narré ?Ironie du sort qu'une sorte de malédiction se soit abattue sur ce livre bien réel puisqu'il connut de nombreuses péripéties avant d'être finalement publié, ainsi qu'il l'est expliqué en quatrième de couverture et sur la page Wikipédia de l'auteur. Quoiqu'il en soit, Les jardins statuaires n'est que le premier tome d'un cycle de huit, ce qui laisse de quoi continuer à bien s'imprégner, à explorer ces contrées étranges. Et il fera sans doute frissonner ceux et celles qui se rappellent de ces statues terrifiantes apparaissant dans quelques épisodes de Doctor Who...
Je sentais le désir de doter ce que j'écrivais d'une épaisseur ; je ne voulais pas qu'il fût l'impression ou la matérialisation d'un discours tout uniment filé, mais qu'on y sente l'ombre, la résonance, l'opacité énigmatique d'une chose. Or, je ne pouvais me résoudre à aucun artifice en faveur de cette exigence dont j'ignorais le fondement. Ce refus de mise en œuvre me venait peut-être de ma grande paresse naturelle qui me poussait à me contenter, en ce qui concerne la qualité de mes récits, de vœux pieux. Il me venait surtout, me semblait-il, du sentiment très puissant qu'une vérité dévorante et insatiable était là en mouvement, sur laquelle je n'avais aucun droit.Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
par Mrs.Krobb
Les jardins statuaires de Jacques Abeille
Littérature française
Folio, mai 2018 (original : 1982)
8,90 euros
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