mardi 6 novembre 2018

"Poéticide" - Hans Limon

Assassiner les poètes, c'est rendre aux hommes la vision nette et pure, dégagée des schémas déformants, des prismes flous du symbolisme, du romantisme et de tous ces courants délétères qui ont prétendu lever le voile de l'apparence, la jupe de Dame Nature pour nous faire soi-disant toucher du bout du doigt le noyau dur et bouillonnant, l'essence, la chose en soi, l'évidence première et irréfragable. 

Hans Limon s'invente poéticide pour rendre hommage à la poésie et à ses grandes figures. Tout au long de ce livre, entre ses propres poèmes raturés, barrés, de longs passages en prose où les fantômes ressurgissent pour mieux s'assassiner. Piétinées, les règles de l'art, ridiculisées, les belles métapho-rimes, dans un dernier souffle d'ago-rire et d'ironie cruelle. Indocile ? Il l'est certes, et comment ! Tout est surréalisme, la beauté côtoie l'ignoble. Faites vos je-nuflexions, rien ne va plus - poil au cul.
Tuer tous les poètes, purifier le monde est peut-être la chose la plus poétique qu'un homme ait jamais osé entreprendre, après tout. En croyant tuer la poésie, le poéticide lui donne un second souffle. Ainsi sont-ils, Arthur et Louis, jumeaux d'inspiration, d'aspiration, tous deux juchés sur leurs semelles de vent. Car la poésie, ce n'est pas la recherche de la reconnaissance à tous les râteliers puants, c'est la respiration, la pulsation, c'est couler avec le bateau pompette et trouver ça sublime de couler avec lui, sans forcément devoir le raconter, car on peut aussi le garder pour soi, car la poésie, c'est s'agrandir de soi-même, des autres, et des choses, porter la Création en soi, en être le fruit et le témoin, c'est la vie et la nature multipliées par le génie fertile que chacun porte en soi et qu'il suffit de savoir cultiver, car Dieu a créé la nature pour l'homme et la poésie pour que l'homme puisse rendre grâce à la nature.
Pour qui trouve la poésie pompeuse, inaccessible, engoncée dans tout un tas de doctrines littéraires, voici une petite bombe prête à exploser pour mieux rendre compte de ce qu'est réellement la poésie. La faculté de créer, de s'enthousiasmer, de célébrer, de ressentir, de vivre pleinement. Au diable la bienpensance, ici c'est aux gros mots les grands remèdes. Et cette douce ironie qui veut que les poèmes soient marqués d'un trait noir, comme bons à la poubelle, et que la prose soit laissée vierge, alors même qu'elle se veut ordurière.
ils ont bouffé les poissons-lunes
et voyez comme la mare est basse
au café de Flore et sans rancune
on voit les mains sales boire la tasse
le spleen en lettres majuscules
gît sur les comptoirs des troquets
et l'art des précieuses ridicules
n'en finit plus de se défroquer 
Byron, Pessoa, Rilke, Plath, Baudelaire, Rimbaud, Artaud, Hugo, Villon... Tous morts et remorts, mais ravivés par des hommages, à qui les comprendra, le pianocktail enivre furieusement de mélodies sucrées / acides les marins du Bateau Ivre. Homère tient la main de Picsou qui lui-même embrasse Corneille trouvé sous une voiture conduite par Mickey qui part à la recherche de Poe, en compagnie de Ginsberg et Pikachu. Est-ce que tout et tout le monde regorge de poésie, finalement, à condition qu'on y soit ouvert et sans préjugés ? Et, bien sûr, pour finir en beauté, une apparition furtive de Marcel Moreau, pendant qu'il chevauche À dos de Dieu, premier livre de cette collection définitivement bien inaugurée par son directeur lui-même, Limon fertile.
Il ferme les yeux pour se protéger. Quand il les rouvre, Louis et là. Jeune et pourtant mort-vivant. Marcel comprend. Je cite : « Tu veux exterminer la poésie ? Alors prend ce couteau à pain sur ma table de cuisine, juste à côté de mon horoscope, et va poignarder le soleil, le point du jour qui maquille les toits des masures, les gamins qui sourient aux mendiants, les poules qui caquettent à heures fixes, Londres et ses pestilences, les opéras gouffres, les femmes et leurs tectoniques multiples, les quintes merveilleuses, les merdes fécondes, poignarde la terre entière, la terre infestée d'hommes, et alors même que tu l'auras fait, il te restera les idées, qui flottent un peu partout dans l'atmosphère, et les autres espèces, et les autres planètes, et les autres galaxies, et les autres univers ! Peine perdue ! Peine perdue ! »
Bref, la poésie a encore de beaux jours devant elle, Hans Limon la relève, intemporelle et universelle, sortie des sentiers battus, dispersée même jusqu'au cosmos, dans ce dernier et long poème que j'ai le plus aimé. Le sérieux que l'on associe à la poésie, il le prend, l'exécute, puis le retourne, le singe et le fait éclater pour mieux aller à l'essentiel, à l'authentique, au vrai, aux tripes. Au final, c'est un livre volontairement déroutant, à la fois pamphlet et commémoration, coup de prose dans la gueule et lyrisme dé-lifté, qui promet une collection subversive. Quidam nous offre encore du singulier et en cela je les en remercie vivement.
En couvrant le poète on découvre le monde :
linceul de probité sur maquillage immonde.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4

par Mrs.Krobb

Poéticide de Hans Limon
Littérature française
Quidam, novembre 2018
13 euros

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