mardi 18 décembre 2018

"La forêt sombre" - Liu Cixin

* * * Attention, ceci est le deuxième tome d'une trilogie - voir le premier tome ici * * *
EVANS (après un long silence) : C'est donc ça... Mes dieux, lorsque vous communiquez en face à face avec un congénère, tout le contenu de votre communication exprime votre pensée véritable. Il vous est impossible de mentir, de tromper votre interlocuteur, vous n'êtes donc pas en mesure de mettre en place des tactiques militaires complexes.
INTELLECTRON : Pas uniquement en face à face, nous pouvons communiquer à des distances éloignées. Par ailleurs, nous avons encore du mal à assimiler le sens des verbes "tromper" et "mentir".
EVANS : À quoi peut ressembler une société dont les pensées sont complètement transparentes ? À quelle culture peut-elle donner naissance ? À quelle pensée politique ? Aucune ruse, aucune machination.
Suite au premier tome, le roman commence donc en pleine crise, pas culturelle cette fois, mais bien planétaire : la race extraterrestre qui menace d'envahir la Terre et de détruire l'humanité arrive dans quatre siècles et les humains sont loin d'avoir la technologie et la stratégie nécessaire à faire face à la flotte de mille vaisseaux de ceux qui ont déjà court-circuité les avancées scientifiques humaines. Face à cette situation, quatre personnages sont sélectionnées pour inventer chacun une stratégie, tenue secrète pour ne pas être révélée à l'ennemi, avec toutes les ressources nécessaires, alliant à la fois la science, la technique, l'armée et le gouvernement des grandes nations développées. Bien sûr, c'est sans compter l'irréductible organisation de pro-trisolariens qui vont tout faire pour ruiner ces plans.
« Camarades, la fondation de l'armée spatiale prendra du temps. D'après nos premières estimations, rien que les recherches scientifiques fondamentales prendront au minimum cinquante ans pour assimiler les technologies nécessaires à un voyage interstellaire à grande échelle, et il faudra encore au moins un siècle avant de pouvoir passer à l'étape de leur application concrète ; pour ce qui est ensuite de la construction effective d'une flotte spatiale à l'échelle voulue, les prédictions les plus optimistes parlent d'un siècle et demi. Ce qui veut donc dire que de sa création jusqu'à la formation d'une force de combat efficace trois siècles seront nécessaires. »
Le programme Colmateur, imaginé par l'auteur, ne manque pas d'humour et d'invraisemblable, d'autant plus qu'un des quatre individus sélectionnés (disons-le, tous des hommes) n'est qu'un homme ordinaire n'ayant jamais rien fait d'important pour sa nation, n'ayant jamais brillé par son intelligence ou son sens de la stratégie. Luo Ji pourrait être n'importe qui, le personnage lambda de base. Et pourtant, c'est lui qui posera le plus de problème, car c'est le seul que souhaite éliminer furieusement et activement l'ennemi. Lui qui n'a pas de plan. Lui qui ne rêve que de paysages isolés et de fonder une famille. Mais c'est sans compter que sa conversation, au début du livre, avec Ye Wenjie, la première à avoir contacté les Trisolariens, lui impose déjà une destinée particulière. Celle de devenir le premier cosmosociologue.
« Professeur Ye, c'est... réellement passionnant ! Et quels seraient les axiomes de la cosmosociologie ?
- Premièrement : la survie est la nécessité première de toute civilisation ; deuxièmement : une civilisation ne cesse de croître et de s'étendre, tandis que la quantité totale de matière dans l'Univers reste constante. »
Encore une fois, Liu Cixin réfléchit beaucoup sur l'humanité en tant qu'espèce, en tant qu'espèce qui se pensait être la seule forme de vie intelligente dans tout l'Univers, mais aussi sur l'humanité en tant que groupes sociaux, l'humanité en tant que professions et classes. Au niveau de la culture aussi, qu'elle soit artistique ou liée au langage, aux formes d'expression, il y a pas mal de bonnes réflexions qui sont faites. Et aussi, évidemment, sur les progrès technologiques possibles sans pouvoir avancer au niveau scientifique, sur les dérives et les avancées, sur les avantages pour la société ordinaire et sur les armements en cas de guerre spatiale. Le fait d'avancer radicalement dans la chronologie (comme il était possible de le faire dans le jeu en réalité virtuelle) permet à l'auteur de dresser différentes époques futures et leurs spécificités, ce qui laisse pas mal de champ libre à la fois pour réfléchir de façon actuelle et anticipée. Son analyse sur les civilisations intelligentes fait froid dans le dos, mais il n'en reste pas moins une forme d'optimisme et parfois même, oui, de candeur - mais ne vous y trompez pas : vous entrez bien dans une forêt TRÈS sombre.
« Tu as lu ce roman, La Ville flottante, de Liang Xiaosheng ?
- Non, c'est un vieux truc, pas vrai ?
- Oui, je l'ai lu quand j'étais gamin. Shangai s'apprête à être engloutie par les eaux, un groupe de personnes va de maison en maison chercher les gilets de sauvetage qu'on y cacherait. Puis ils les rassemblent et les brûlent. Pourquoi ? Parce que si on ne peut pas sauver tout le monde, alors personne ne doit survivre. »
Ce deuxième tome est tout à fait grandiose, magistral ! Contrairement à l'opinion que j'ai de certaines autres trilogies, qui veut que souvent les seconds livres sont les moins intéressants (histoire de commencer et de finir en beauté), ici c'est totalement l'inverse. J'avais adoré l'introduction, j'ai été aspirée et retournée par la suite. J'ai l'impression d'avoir lu une trilogie à l'intérieur d'une trilogie, tant est dense, complexe, retorse et monumentale l'histoire qui se déroule dans La forêt sombre. Liu Cixin n'a pas tout inventé des intrigues principales, nombreuses sont celles que l'on peut retrouver dans d'autres livres ou films de SF, mais il les dispose en maître, en total connaisseur de son sujet, et en fait de petites bombes très explosives. D'ailleurs il est très difficile de parler de ses livres tout en gardant le mystère, et j'aurais encore mille choses à en dire, mais ce serait vraiment dommage de spoiler, sachant que les résumés de quatrième de couverture en disent déjà trop à chaque fois. Il ne fait plus aucun doute pour moi qu'il s'agit d'un nouveau chef-d’œuvre de la science-fiction, alliant l'ordinaire au méta-extra-ordinaire, passant de la contemplation et des lenteurs propres à la culture chinoise aux cataclysmes et aux apothéoses les plus incroyables du genre de l'imaginaire techno-alien.
« L'Univers réel est sombre, dit Luo Ji en secouant la main, comme s'il voulait toucher le velours de l'obscurité. L'Univers est une forêt sombre dans laquelle chaque civilisation est un chasseur armé d'un fusil. Il glisse entre les arbres comme un spectre, relève légèrement les branches qui lui barrent la route, il s'efforce de ne pas faire de bruit avec ses pas. Il retient même sa respiration. Il doit être prudent, car la forêt est pleine d'autres chasseurs comme lui. S'il remarque une autre créature vivante - un autre chasseur, un ange ou un démon, un bébé sans défense ou un vieillard boiteux, une magnifique jeune fille ou un splendide jeune homme, il n'a qu'un seul choix : ouvrir le feu et l'éliminer. Dans cette forêt, l'enfer c'est les autres. Une éternelle menace. Chaque créature qui dévoile son existence est très vite anéantie. Voici la cartographie de la société cosmique. C'est la réponse au paradoxe de Fermi.
Shi Qiang alluma une autre cigarette. Juste pour faire un peu de lumière.
- Mais dans cette forêt sombre, il y a un enfant idiot qui s'appelle l'humanité, qui a allumé une torche et qui crie autour de lui : Je suis ici ! Je suis ici ! dit Luo Ji. »

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

par Mrs.Krobb

La forêt sombre de Liu Cixin
Littérature chinoise (traduction de Gwennaël Gaffric)
Actes Sud, octobre 2017
23,80 euros

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