« Il y a dix ans, je suis allé dans la section jeunesse d'une librairie, et j'ai demandé un exemplaire du Hobbit. "Oh, vous le trouverez dans les livres pour adultes, m'a répondu la libraire. Selon nous, ce n'est pas bien qu'un enfant refuse d'affronter la réalité." »Ce livre est constitué de plusieurs textes analytiques de Ursula K. Le Guin, publiés à l'origine entre 1973 et 1977. Ils recouvrent principalement son point de vue sur l'écriture et la lecture en général, sur ce qui est considéré comme des œuvres à destination de la jeunesse ou des adultes, mais surtout sur la fantasy et la science-fiction, des genres qu'elle connaît particulièrement bien puisqu'elle les a englobés dans son œuvre - de façon magistrale de surcroît. Bien que ces textes commencent à dater un peu, puisqu'il s'agit souvent d'analyse sociale et culturelle et que des avancées ont eu lieu depuis, on ne pourra pas manquer de remarquer la justesse de ses propos, son analyse fine et sa vision globale.
Mon ami et moi avons bien ri de cette histoire, et frissonné aussi un peu ; nous étions de plus d'accord sur le fait que la situation avait bien changé en dix ans. Cette sorte de censure moralisatrice qui frappait les œuvres de fantasy a pratiquement disparu maintenant, dans les librairies jeunesse. Mais que les librairies soient devenues des oasis dans le désert ne devrait pas nous faire oublier que le désert existe. L'opinion qu'avait émise cette libraire est encore courante. Elle était sans doute de bonne foi, mais en fait elle ne faisait que refléter une particularité fondamentale du tempérament américain : la réprobation morale de la fantasy - une réprobation si forte, et souvent si agressive, qu'elle ne peut s'expliquer, selon moi, que par la peur.
D'où la question : pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ?
Je me suis d'ailleurs souvent demandé s'il n'existait pas un lien bien réel entre un certain type d'esprit scientifique (celui qui aime l'exploration, les synthèses) et l'inclination à la fantasy. Tout compte fait, le nom de « science-fiction » convient peut-être assez bien à notre genre littéraire. Ceux qui n'aiment pas la fantasy trouvent très souvent la science fastidieuse ou rebutante. Ils n'aiment ni les hobbits ni les quasars. Ils ne se sentent pas à l'aise avec eux, ils ne veulent pas de ce qui est trop complexe ou trop différent. Néanmoins, si ce lien existe bel et bien, je suis prête à parier qu'il est d'abord et avant tout de nature esthétique.Ursula K. Le Guin définit d'abord l'écriture comme le meilleur moyen de communication pour définir l'humanité, la réalité, le monde intérieur. Selon elle, la fantasy et la science-fiction ne se contentent pas de s'éloigner du monde pour offrir des visions de rêverie, des utopies futures ou pour développer des mondes magiques, mais elles montrent également une vision de la réalité plus juste, plus pointue, plus intense que ce que d'autres genres littéraires font, sous couvert de réalisme.
Car la fantasy est tout ce qu'il y a de plus vrai, bien entendu. Peut-être pas d'un point de vue factuel, mais elle est vraie tout de même. Les enfants le savent très bien. Et les adultes le savent aussi - et c'est précisément pour cette raison qu'ils en ont peur. Ils savent que sa vérité met au défi, voire menace tout ce qui est faux, tout ce qui est factice, tout ce qui est superflu, tout ce qui est sans importance, dans la vie qu'ils se sont laissé imposer. Ils ont peur des dragons parce qu'ils ont peur de la liberté.L'autrice évoque bien sûr plusieurs références d'auteurs et de livres, parle de style, de façon d'écrire, du devoir qu'ont les écrivain•e•s de fantasy d'avoir une écriture qui fasse rêver et qui permette de se sentir vraiment "ailleurs", et pas à "Poughkeepsie" - et donc, qu'on ait vraiment l'impression de lire un récit qui sort de l'imaginaire d'une personne et pas juste le journal local -, du fait qu'en science-fiction, la demande se concentre principalement sur les thèmes, les sujets et "l'envolée" plus que sur le style, ce qui fait que c'est un genre où se côtoient l'excellence et le médiocre, surtout à l'époque des pulps (je note quand même qu'elle classe avec bienveillance Philip K. Dick dans l'excellence dans ce contexte).
Et qu'est-ce au juste que le meilleur de la science-fiction, sinon l'un de ces « nouveaux instruments » que Woolf espérait trouver il y a de cela cinquante ans, une espèce de clef à molette complètement folle, fluctuante, tordue, avec laquelle un artisan peut fabriquer à peu près n'importe quoi - de la satire, de l'extrapolation, des conjectures, de l'absurde, de l'exact, de l'exagéré, des avertissements, des messages, des récits, peu importe -, une métaphore qui peut se filer à l'infini, qui désigne parfaitement notre univers en constante expansion, un miroir cassé en d'innombrables fragments, et dont le moindre d'entre eux peut, à tout moment, réfléchir l’œil gauche et le nez du lecteur, ou encore les étoiles les plus éloignées scintillant dans l'immensité d'une lointaine galaxie ?Outre le fait que j'ai lu ce livre parce qu'Ursula K. Le Guin en était la créatrice, je trouve que c'est une analyse assez juste, qui pointe du doigt les qualités et les travers de ces deux genres particuliers. Comme je l'ai déjà dit, il faut replacer ces textes dans leur contexte de lieu et d'époque, car sinon certaines réflexions ne fonctionnent pas, ou plus. En très peu de pages (moins de 200), Ursula K. Le Guin prouve qu'elle est une des figures incontestables de la littérature, une des gardiennes du Langage de la Nuit, et offre un petit argumentaire de poche pour toutes celles et ceux qui veulent clouer le bec aux détracteurs de la littérature de l'imaginaire, souvent considérée comme étant un enfantillage. Plus encore, elle parle d'un aspect social souvent un peu passé aux oubliettes, dans ces mondes où l'on est souvent entouré•e de héros, archétypes, personnes magiques, et surtout : principalement des hommes blancs. Et puis, il faut noter également qu'elle n'a pas sa langue dans sa poche, il arrive qu'elle y aille un peu fort sur certains sujets - mais bon, c'est sûrement le but, et c'est aussi, sûrement, justifié dans un monde où les femmes autrices (dans la littérature de l'imaginaire, en plus) sont sans cesse dénigrées. Enfin, je souhaiterai finir en parlant de ce qui vient en premier, la couverture du livre : une superbe illustration d'Essy May (dont je vous recommande de suivre le travail si vous aimez l'univers SF).
Le féminisme a permis à la plupart d'entre nous de nous rendre compte que la science-fiction a complètement ignoré les femmes, ou bien les a présentées comme des sortes de poupées qui couinent tandis qu'elles se font violer par des monstres ; ou comme de vieilles scientifiques célibataires, devenues asexuées suite à l'hypertrophie des organes intellectuels ; ou, au mieux, comme les épouses dévouées ou les maîtresses fidèles du grand héros. L'élitisme masculin sévit de manière endémique dans la science-fiction. Mais s'agit-il uniquement d'élitisme masculin ? La « sujétion des femmes » y est-elle le symptôme d'une attitude globale, autoritaire, qui vénère le pouvoir, qui s'enferme dans ses principes étroits ? Autrement dit, il est question ici de l'Autre, de celui est différent de soi-même, par son sexe, par ses revenus annuels, par sa façon de parler, de s'habiller et d'agir, par la couleur de sa peau, par le nombre de jambes et de têtes. On pourrait donc parler de l'Autre sexuel, de l'Autre social, de l'Autre culturel et enfin de l'Autre racial.Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6
par Mrs.Krobb
Le langage de la nuit de Ursula K. Le Guin
Littérature américaine (traduction de Francis Guévremont)
Le Livre de Poche, mai 2018
7,20 euros
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