lundi 6 mai 2019

"Fille de révolutionnaires" - Laurence Debray

Je n'ai jamais rien compris, ni à leur engagement politique, ni à leur vie dissolue. C'étaient mes parents, a fortiori des personnes intimes, mais à mes yeux incernables. Ils étaient - et restent encore - incompréhensibles. Leurs moteurs - à part celui d'avoir la paix pour lire et écrire - demeurent énigmatiques ; leurs bonheurs, inconnus ; leurs angoisses, pléthoriques et existentielles. Leur point commun : un sens de l'analyse aigu et le sentiment d'être mal aimé. Tout être a ses mystères, bien sûr. Parfois le masque tombe et l'autre devient moins impénétrable. Mais ils ne tenaient pas à être déchiffrés. On parlait d'eux dans les médias, je les voyais à la télé, mais à la maison, ils ne révélaient rien, et expliquaient encore moins. Je m'étais conformée à cet état de fait.
Sur la couverture du livre, on peut voir Laurence Debray assez jeune, avec une arme à la main. On comprend qu'elle a dû être prise lors de son séjour dans un camp pionner communiste à Cuba (séjour "surprise" offert par ses parents sans l'en aviser auparavant, alors qu'elle a dix ans). Laurence Debray est la fille de Régis Debray et d'Elizabeth Burgos, c'est d'ailleurs ce qui la définit ici, dans cette multiple biographie qui retrace l'histoire de ses parents, et aussi un peu de ses grands-parents, mais aussi l'histoire de sa propre vie.
En juin 2014, un jeune et sympathique journaliste me demanda si j'étais bien la fille de l'intellectuel français qu'on accuse d'avoir donné le Che lors de son arrestation en Bolivie. Je le questionnai sur sa source. Wikipédia. Évidemment. (...) À mon retour à Paris, j'interpellai mon père. Ne pouvait-il pas s'expliquer une fois pour toutes sur ce sujet ? Sans belles périphrases, sans métaphores alambiquées, sans références intelligibles uniquement aux bacs +8. Juste les évènements, sobres et détaillés. Le silence n'aide pas à comprendre.
Pour celles et ceux qui, comme moi, n'ont pas honte d'ignorer qui sont ces personnes, ce récit plutôt intime redessine le parcours de ces deux révolutionnaires, des années 60 à nos jours, mais surtout l'emprisonnement et le procès de Regis Debray en 1967. Une importante partie du livre est consacrée à rétablir une certaine vérité sur l'affaire (et à comprendre, pour son autrice, qui sont ses parents, réellement). Ce n'est pas forcément à lire comme un récit historique, mais plus comme une recherche, un approfondissement du passé familial.
Qu'avait donc fait mon père pour provoquer tant de haine chez certains, ou d'intérêt chez d'autres ? En septembre 1966, il s'était consacré à l'étude du terrain le plus propice à l'implantation d'un foyer révolutionnaire au coeur de la cordillère des Andes. Avec comme couverture une étude de sociologie rurale mandatée par un institut de recherche français, il avait arpenté durant deux mois le haut Beni et le Chapare, obtenu malicieusement des cartes militaires, cerné les lieux de repli, et étudié la logistique. Ces régions présentaient l'avantage d'une population dense, de communications faciles entre les villes, et de l'influence du Pérou où un noyau rebelle s'était déjà constitué. Il rentra à la Havane avec deux rapports précis et détaillés, illustrés par des photos, qui furent analysés en haut lieu.
L'autre partie du livre est consacrée à l'enfance de Laurence Debray, prise entre deux parents fortement politisés et actifs dans le monde, qui savent mieux faire la révolution que s'occuper d'un enfant. Bien sûr, elle n'aura pas été seule, ni démunie. C'est presque plus la confrontation entre un milieu très bourgeois, aisé et bien sous tout rapport et le désir d'être toujours au coeur du foyer de la revendication, du changement, de se libérer du confort pour aller aider celles et ceux qui en ont besoin. Une échelle de valeur s'impose alors à l'enfant : suis-je moins importante à leurs yeux que des personnes lointaines ?
Ils avaient hérité de leur milieu de solides règles de conduite qu'ils se faisaient un devoir de transgresser. Le faisaient-ils par dépit ou par mal-être ? Le militant est-il forcément fourbe ou donjuanesque ? La famille faisait partie de ces valeurs à renier, remplacée par le clan, idéologique, solidaire et lyrique. Et ils n'avaient que faire de l'aspiration au bonheur personnel. Comme le père de Karl Marx l'écrit à son fils  « Je me demande si tu seras jamais capable de goûter un bonheur simple, les joies de la famille et de rendre heureux ceux qui t'entourent. » Alors comment élever un enfant lorsqu'on rejette le contrat familial, lorsque les épreuves politiques ont plus fissuré que soudé un couple ?
Globalement, on peut dire que ce texte oppose un idéal communiste et un attrait pour le capitalisme, dans leurs facettes tant sociales qu'économiques et aussi dans une vision toute personnelle. Je me suis sentie un peu distante parce que je ne connaissais pas les personnes en question et je ne me suis pas sentie particulièrement touchée par le récit, mais j'ai aimé en apprendre un peu plus sur un passage de l'histoire qui m'était étranger - tout en restant bien consciente des possibles partis pris. Pour le reste, c'est de l'ordre de l'intime et du familial, presque du règlement de compte et de l'étalage de grands noms, mais c'est un livre qui se lit facilement.

Dans le cadre du Prix des lecteurs Livre de Poche 2019

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5

par Mrs.Krobb

Fille de révolutionnaires de Laurence Debray
Essai français
Le Livre de Poche, février 2019
7,70 euros

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