mercredi 22 mai 2019

"Quel monde voulons-nous ?" - Starhawk

"Anarchiste" désigne quelqu'un•e qui conteste toutes les formes de hiérarchie, de coercition et de contrôle  enracinées dans la domination. Certain•e•s anarchistes refusent l'État dans son intégralité, d'autres acceptent certains compromis. L'anarchisme entretient la vision d'un monde plus libre, où les gens ne seraient pas gouvernés par la crainte et la force mais par démocratie directe et accords volontaires.
Écrit en 2002, ce livre est la suite de Chroniques altermondialistes - Tisser la toile du soulèvement global, paru en 2016 chez Cambourakis (mais il peut se lire indépendamment du premier), et fait furieusement écho aux mouvements militants de ces dernières années (et bien plus encore). Starhawk, qui s'identifie entre autres comme païenne, féministe, sorcière et anarchiste, est surtout connue pour sa participation à des actions directes non-violentes depuis les années 70 jusqu'à nos jours. Dans ses textes, elle essaye de concilier le monde spirituel et le monde politique, tente de trouver des solutions pour construire un monde meilleur et réveiller le pouvoir intérieur des gens pour se libérer du pouvoir de domination exercé sur elles et eux.
Tous mes écrits et mes pratiques activistes proviennent d'une vision alternative du pouvoir. Le pouvoir-sur, ou la domination, est le pouvoir qui nous est familier, le pouvoir qu'a un petit groupe de contrôler les ressources ou de limiter les choix des autres. Au bout du compte, il a pour source la violence et la force et s'appuie sur la police et les formes armées d'un État.
Mais le mot "pouvoir" ne se réduit pas à cela. Chacun•e de nous avons un genre différent de pouvoir : le pouvoir qui vient de l'intérieur de nous-mêmes ; notre capacité d'oser, de faire et de rêver ; notre créativité. Le pouvoir-du-dedans ne limite rien. Si j'ai le pouvoir d'écrire, cela ne diminue pas votre pouvoir ; en fait ce que j'écris pourrait vous inspirer ou vous éclairer.
Il va donc être ici question des différents pouvoirs de domination contre des minorités, comment leur système s'inscrit durablement et parfois inconsciemment, comment essayer de les contrer, les changer, les défaire. Il va sans dire que son point de vue reste celui d'une personne blanche qui bénéficie de certains privilèges et elle admet volontiers devoir défaire elle-même des préjugés encore tenaces, distillés par une culture principalement dominante. Néanmoins, son approche entrera en résonance avec les personnes qui s'identifient comme militantes, activistes et anti-oppressives, tout en étant conscientes de leurs propres pouvoir-sur, volontaires ou involontaires.
Même au sein de groupes qui se définissent comme antiracistes, qui veulent être accueillants à tou•te•s et accroître leur diversité, des comportements oppressifs demeurent. Le sexisme, le racisme, le classisme, l'homophobie, etc. de la société où nous avons grandi imprègnent notre personnalité. Ils nous mènent à répondre aux personnes différentes de nous sur des modes inappropriés, souvent inconsciemment. Ils créent des taches aveugles, où nous ne pouvons littéralement pas voir notre propre comportement. Tenter d'examiner et de défaire ces comportements nous entraînent sur un terrain émotionnel hautement instable, à la surface duquel affleurent la honte, la culpabilité, la haine, la rage et la douleur.
Starhawk commence par le plus global : l'environnement, le rapport entretenu avec la nature. Il est bien fait mention du fait que l'on sépare encore nature et humanité, comme si nous n'en faisions pas partie mais étions une entité bien différente. Ce travers qui fait que l'on a plus de facilité à se dissocier de son environnement et à ne pas s'en sentir responsable. Bien qu'il paraît clair qu'il est difficile pour les habitant•e•s des villes de se sentir proche d'un environnement non-artificiel, et donc de se préoccuper d'un aspect de la nature qui n'est pas côtoyé chaque jour, nous avons aujourd'hui le souci et la responsabilité d'agir pour la durabilité de l'écosystème, chacun•e à sa manière.
L'environnement semble moins réel que le bilan comptable ou les derniers résultats des sondages d'intention de vote. Et à mesure que je pensais à cela, mon autosatisfaction se dissipait. Car je devais avoir l'honnêteté d'admettre que pour la plupart des gens des villes, même pour la plupart des environnementalistes et aussi des païen•ne•s qui affirment honorer la nature, l'environnement avait effectivement quelque chose d'irréel : un espace de détente occasionnelle, que nous apprécions esthétiquement, mais sans saisir au plus profond combien nos vies en dépendent. Ma famille et moi avons été arrêtées pour avoir essayé de protéger des forêts primaires, mais la vérité est que, avant que nos ami•e•s nous aient emmené•e•s en randonnée, nous n'aurions pas nécessairement reconnu une forêt primaire si nous en avions vu une.
Il est donc posé que la plupart des humains se détachent de l'entité nature, mais il est tout aussi troublant que les humains se détachent à l'intérieur même de leur propre espèce, pour se placer toujours plus au-dessus, pour toujours plus exploiter, contrôler, profiter, diminuer. Et c'est d'autant plus inquiétant que si l'humain n'est pas capable de respecter ce qui lui ressemble, il est donc incapable d'avoir du respect pour sa propre maison et sa famille élargie. En cause ici, principalement : racisme, sexisme, hétérosexisme, classisme, etc. mais aussi appropriation culturelle, réappropriation des luttes... D'où viennent ces préjugés, comment s'en défaire, comment être un•e bon•ne allié•e, quelles sont les erreurs à ne pas faire, comment mieux vivre ensemble : un mini-traité qui ne se veut jamais exhaustif et qui prend en compte ses propres œillères tout en tentant de faire toujours mieux.
• Être un•e bon•ne allié•e signifie développer des relations personnelles et pas seulement politiques. Cela signifie apprendre à connaître les gens dans toute leur densité, aller prendre un café ou une bière, passer du temps, inviter les gens à dîner et pas seulement à des réunions.
• Être un•e bon•ne allié•e signifie poser la question de la diversité dans des groupes qui ne s'en sont pas encore préoccupés, observer qui est inclus•e et qui ne l'est pas, mettre en question les politiques et les pratiques qui produisent de facto des exclusions.
• Être un•e bon•ne allié•e signifie partager les ressources, l'attention des médias, les occasions de parler et d'être entendu•e.
• Être un•e bon•ne allié•e signifie contrecarrer les oppressions, ne pas laisser passer les remarques racistes ou sexistes, ne pas laisser le groupe ciblé avoir toujours à se défendre lui-même.
• Être un•e bon•ne allié•e signifie apporter notre soutien aux questions des autres sans abandonner les nôtres.
Et puisqu'il est question de tout ça, il est donc question de violence. Starhawk donne sa propre définition de la violence : « Je définis comme « violence » la capacité d'infliger de la douleur physique, de nuire, ou de tuer, la capacité de punir en restreignant la liberté ou en limitant les choix, la capacité de s'accaparer des ressources vitales ou pécuniaires et de les redistribuer à sa guise, la capacité de blesser émotionnellement ou psychologiquement, de faire honte et d'humilier. » Elle admet également qu'il est difficile d'établir une définition de la violence qui soit la même pour tou•te•s et en toute circonstance. Elle fait aussi le tour de ce qui constitue une action « non-violente » et à quel moment il peut être acceptable de laisser parler sa colère et faire preuve d'une certaine violence si ça peut mener à des résultats concrets.
Néanmoins ce sont Gandhi et King qui sont encore et toujours invoqués comme les auteurs de la philosophie de la non-violence, dont les portraits sont brandis dans les manifestations et dont les textes sont cités. Beaucoup de pacifistes se qualifient de gandhiens mais je ne connais personne, y compris parmi les femmes, qui se qualifie de paulienne ou de pankhurstienne ou d'ellabakerienne ou de rosaparksienne. Que nous prenions les hommes pour autorités morales et effacions la contribution des femmes donne une mesure du sexisme intériorisé au sein même du mouvement. (...) Alors que personne à ma connaissance ne fait de la chasteté une condition pour participer à une campagne d'action directe, pour Gandhi elle était indispensable.
L'autrice termine par un chapitre qui répond à la question première du livre : Quel monde voulons-nous ? Voici ce que nous voulons. Cela passe par "la viabilité des systèmes qui entretiennent la vie sur la planète", le respect du "domaine du sacré", le contrôle des communautés sur leurs propres ressources, droits et héritages, la responsabilité des entreprises, le soutien équitable pour tou•te•s, une juste compensation du travail, le droit à la dignité et à la sécurité, la responsabilité collective et la démocratie. Les rôles de l'économie sont définis ainsi : la sécurité, l'abondance, l'équité, l'efficacité, la durabilité, la solidarité. Et si nous voulons être de bon•ne•s allié•e•s : être honnêtes, faire de la place, nous définir autrement, approfondir nos savoirs, demander la permission et reconnaître les dettes, contrecarrer l'oppression, donner en retour, penser aux enfants.
La Police du Langage. Changer notre langage, apprendre de nouvelles manières de dire et de penser les problèmes fat partie de la réponse à donner aux syndromes de la domination. Il y a certains mots qui doivent tout simplement être bannis du vocabulaire des personnes conscientisées, et beaucoup de concepts et d'images doivent être repensées. Mais souvent, dans les groupes, quelqu'un•e semble rôder comme une mante religieuse, se frottant les mains dans l'attente d'une erreur sur laquelle il ou elle pourra se jeter. (...) La Police du Langage peut de manière consciente ou inconsciente essayer de se montrer comme véritablement antiraciste, mais son zèle sape le travail de mise en cause effective de l'oppression. Un groupe dont les membres commencent à ne plus vouloir s'exprimer de peur de commettre une erreur qui heurte la sensibilité devient morne et étouffant. Or, le langage peut être mis en question sur des modes susceptibles d'activer la créativité plutôt que de faire taire.
Ce livre est un bon rappel pour toute personne déjà un peu engagée ou qui souhaite l'être encore plus, encore mieux. Du bon sens, des vérités simples, des prises de conscience, du pragmatisme, des solutions, pas de moralisme, une tentative de rassembler, réfléchir, reprendre le pouvoir ou donner un peu de sa part... Pour celles et ceux qui ne se sentent pas spécialement d'affinité avec le côté "sorcière" mais qui se sentent plus ancré•e•s dans le quotidien pratique, ce livre conviendra parfaitement pour s'initier à la vision de Starhawk.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

par Mrs.Krobb

Quel monde voulons-nous ? de Starhawk
Littérature américaine (traduction et préface par Isabelle Stengers)
Cambourakis, avril 2019
21 euros

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