jeudi 6 août 2020

"Les Employés" - Olga Ravn

Il y a les humains, et il y a les ressemblants. Ceux qui ont été enfantés et ceux qui ont été créés. Ceux qui vont mourir et ceux qui ne mourront pas. Ceux qui vont disparaître et ceux qui ne disparaîtront pas. Il y a Jeppe, le cinquième pilote, celui qui est si agréable à regarder, et lui, je l'aime bien. C'est l'un des employés ressemblants, c'est vrai. Mais il sent comme un humain et il sourit comme un humain. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Nous sommes à bord d'un vaisseau (le six millième), très très très loin de la Terre, nous allons quelque part, c'est certain, et nous sommes probablement à un moment donné, mais quand ? En attendant, nous dérivons, entre humains et ressemblants, les employés. Des témoignages de ces personnes et moins-personnes sont recueillis pour mieux connaître leur expérience à bord du vaisseau. Avec eux, les objets. Mystérieux, indéfinis, apportant leur lot de curiosité, et d'impact sensoriel. Il se passe à la fois peu et plein. Tout est à la fois travail, sensation et souvenirs.
L'odeur de la salle a quatre cœurs. Aucun de ces cœurs n'est humain, c'est pourquoi je suis attirée vers eux. Au tréfonds de l'odeur de la salle, on distingue la terre et la mousse des chênes, la fumée et l'odeur d'un insecte emprisonné dans l'ambre. Une odeur brune. Épaisse et persistante. Elle peut imprégner la peau et le nez pendant toute une semaine. Je connais bien l'odeur de la mousse sur les chênes, parce que vous m'avez implanté cette odeur, comme vous avez implanté en moi l'idée de devoir aimer un seul homme, d'être fidèle à une seul homme qui m'aura demandée en mariage. Ici, nous sommes tous condamnés à rêver à l'amour romantique, même si personne de ma connaissance ne vit un tel amour ni ne vit une telle vie. Pourtant ce sont ces rêves que vous nous avez donnés.
Les récits s'attardent d'abord sur ces objets, incompréhensibles, qui ne ressemblent à rien de connu, pas comme les ressemblants qui ressemblent aux humains et dont les souvenirs d'humains ont été implantés, sans pouvoir faire sens néanmoins. Ce qui prendra d'ailleurs de plus en plus de place dans les témoignages des ressemblants. Qui sont-ils, pourquoi ont-ils été créés comme des humains, alors que rien des humains ne semble vraiment approprié. Et puis il y a des disparitions. Et l'étrangeté toujours croissante, à la fois des objets et des ressemblants, qui pourraient bien être la cause des disparitions.
Dans le programme, sous mon interface, il y a une autre interface qui est aussi moi et, sous celle-ci, une autre encore, et ainsi de suite selon un circuit qui se reprogramme lui-même. Je ne suis qu'une heure de nuit qui précède un soleil qui commence à poindre. Cette étoile va irradier mes canaux, d'où le programme jaillira comme une lumière.
Il faut se laisser porter, car narrativement, il ne se passe rien, tout est récit de chacun. Une trame se dessine petit à petit, mais l'important c'est ce qui est ressenti. Les mémoires, les odeurs, les rêves, les programmes, la nostalgie, le toucher, les craintes, l'avenir, le goût. Le vaisseau dérive toujours plus loin de la Terre, du connu, et il faut se laisser porter, quoi faire d'autre ? Les ressemblants sont à la fois trop humains et pas assez. Seront-ils la relève, dans un ailleurs, dans un après ? Il faut lire ce livre comme une expérience, une performance, ne pas trop chercher, se laisser porter. Devenir mousse, herbe, là où elle n'aura jamais dû pousser, devenir objet, impalpable, devenir abstraction, programme. Attendre la fin. Se télécharger dans l'infini. Un récit qui questionne sur la singularité, la frontière entre l'humain et l'artificiel.
Je vis, tout comme le chiffre, comme les étoiles, comme vit une peau tannée découpée sur le ventre d'un animal, comme une corde en nylon, comme chaque objet uni aux autres. Je suis comme l'un de ces objets. Je suis votre création, vous m'avez octroyé la parole, et maintenant je vois vos erreurs et vos lacunes. Je vois l'insuffisance de vos plans.
Bonus : extraits 1, 2, 3
par Mrs.Krobb

Les Employés de Olga Ravn
Littérature danoise (traduction par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen)
La Peuplade, février 2020
18 euros

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